Mettre à nu les émotions
Il est possible que l'on rie d'abord du concept d'Intimacy, les robes conçues par le studio de design hollandais Roosegaarde pour gagner en transparence à mesure qu'un interlocuteur se rapproche de celle qui la porte (consensuellement, en principe - c'est évidemment un écueil dans "la vie réelle"), ou qu'augmente la vitesse de ses battements de coeur (bip bip means I love you). Ceux qui veulent travailler avec les tissus interactifs (ou smart textiles) sont encore un peu trop obsédés par la nécessité de démontrer leurs possibilités, c'est vrai, et la démarche tourne un peu en rond, et trop uniquement autour des senseurs qui captent et trahissent nos émotions. Mais ce serait à tort qu'on négligerait le côté visionnaire de cette recherche de nouveaux textiles qui changeraient moins notre manière de nous habiller que notre rapport avec nos habits: ce que nous attendons d'eux, et l'expérience que les porter nous fait vivre. Roosegaarde n'a pas inventé le décolleté, ni le déshabillé ou le jeu des transparences; mais Intimacy renouvelle l'érotisme du vêtement (ou du dé-vêtement) en y introduisant l'idée fascinante qu'il puisse être presque involontaire, comme le rougissement, la gorge soudain sèche, les gestes maladroits, qui trahissent une émotion. Jusqu'où cela peut-il aller ici? Peut-on s'offrir au regard plus qu'on ne le voudrait?
Daan Roosegaarde ne s'arrête pas aux vêtements. Ses projets incluent des paysages interactifs dans les jardins publics (Dune), un mur composé de minuscules ventilateurs qui s'animent au passage des gens (Flow), une installation de lotus en feuilles dorées qui s'ouvrent quand on leur parle gentiment pour révéler leurs secrets (Lotus), et tout cela tourne sans cesse dans le monde entier, d'Istambul à Pékin en passant par Berlin et Sydney. Et c'est à ce moment-là qu'il faut réfléchir un peu, et se demander si notre condescendance, en France, envers ceux qui portent cette démarche d'introduire plus de technologie dans le textile, peut-être dûe au fait que nous nous arrêtons trop facilement au style, est bien fondée, et si elle ne risque pas, si ces pionniers ont raison, de finir par nous nuire. Nous devrions prendre garde, par exemple, au fait très parlant de l'ouverture prochaine à Shanghai du premier studio extra-européen de Daan Roosegaarde. Son explication est limpide: chacune de ses conférences en Chine est pleine à craquer, et les gens y posent dix fois plus de questions qu'ici. Et comme l'avance technologique est d'abord fondée sur l'avance dans les têtes, il en a conclu qu'on irait beaucoup plus vite en Chine que chez nous. Ça vous étonne? On a beaucoup trop vite enterré la cyber-culture et tout ce qui lui était lié en occident. Apparemment, l'internet se suffisait à lui-même. C'est une grosse erreur. Comme le dit Daan Roosegaarde: "les designers doivent penser beaucoup plus à l'avenir, et chercher le rôle qu'ils pourront jouer pour lui donner forme. Nous n'avons pas besoin de plus de chaises!"