L'AUTRE QUOTIDIEN

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La veuve Basquiat et "the radiant child"

De ses toutes premières œuvres en 1980 jusqu’à sa mort brutale en 1988, à vingt-huit ans, Jean-Michel Basquiat a été un météore improbable traversant l’art new-yorkais et l’art contemporain, météore dont la frénésie hautement inflammable reste encore aujourd’hui difficile à appréhender pleinement, même avec presque trente ans de recul.

Il écrit « TAR », goudron, partout, en épais coups de pinceau noirs, parce que « Parfois j’ai l’impression d’être noir comme du goudron ». Il sait ce que c’est que de se faire lancer un couteau dessus. Il sait à quoi ça ressemble d’être attaché et nourri comme un animal. Il connaît le bruit d’une gifle contre sa joue et le goût du sang. Il déteste le bruit d’une clé dans une serrure, d’une porte qui s’ouvre, le premier pas à l’intérieur.

 La poétesse et romancière américano-mexicaine Jennifer Clement, qui fut – et demeure – l’une des meilleurs amies de Suzanne Mallouk, muse et amante de l’artiste, assurément aussi déjantée que lui, publie en 2001 ces fort étonnantes « mémoires d’une histoire d’amour »  (qui seront traduites en français en 2003 par Dominique Goy-Blanquet dans la collection & d’ailleurs de Denoël, sous le titre « En compagnie de Basquiat »), avant de remanier sensiblement son texte pour une nouvelle publication en 2014. C’est cette fois Michel Marny qui a assuré la traduction française, paraissant ces jours-ci (en mars 2016) chez Christian Bourgois.

En quatre-vingt-sept fragments incisifs, grossièrement chronologiques, dont les titres sont souvent déjà un petit régal ambigu, Jennifer Clement nous offre la poésie crue, entremêlée de quelques interventions directes de Suzanne, du récit d’un amour hors normes, simultanément tendre et cruel, coincé et grandi entre la rue, la dope, la violence, la peur, la beauté, le sexe et la gloire, bien au-delà de l’instant warholien.

La fille que c’est
Elle planque toujours son héroïne dans sa choucroute. La poudre blanche cachée dans la crêpure laquée à la salive. Les flics ne peuvent pas la trouver. Suzanne garde la tête haute. Elle transporte un monde sans angles. Elle supporte le ciel. Assez menue pour passer dans un conduit de cheminée. Suzanne ressemble à une petite fille qui aurait mis les vêtements de sa mère. Elle se peint les lèvres au Love That Red de Revlon, a des cheveux d’un noir bleuté et la peau blanche. Elle boutonne son chemisier jusqu’en haut.
Suzanne tricote, fait du patin à glace, chante, lit les lignes de la main et fume des quantités de cigarettes pour conserver sa chaleur intérieure. Les petites filles l’adorent parce qu’elle leur dit : « Hé, petite mademoiselle, j’entends ton cœur. » Elles la prennent pour une boîte à musique.

Assez cruellement, le Village Voice, dans sa critique de juillet 2001 suivant la première parution de l’ouvrage, tout en en reconnaissant les belles qualités poétiques, tend à le renvoyer à la littérature du « j’ai été avec quelqu’un de célèbre », alors qu’il me semble qu’il y a là bien davantage. Tout rayonnants d’un humour à la fois pleinement joyeux et réellement désespéré, les 87 fragments, d’avant la rencontre jusqu’à un peu après la séparation, l’ultime rencontre et la mort de l’artiste, dessinent – tout en rappelant, dans les interstices de la narration, une foule de notes biographiques bien connues – la trajectoire réelle – déchirée en permanence entre fabrication et authenticité – de cette balle, se déplaçant vélocement en parallèle des amis Keith Haring et Andy Warhol, née elle de la rue new-yorkaise, aux racines porto-ricaine et haïtienne, et tentant le défi alors presque unique de hisser une personnalité noire américaine aux premiers rangs de l’art contemporain. Mais ils ne se contentent pas du tout de fournir ce (déjà intense) rappel biographique, se permettant d’offrir à la lectrice ou au lecteur, grâce à Suzanne Mallouk, transfigurée et portée par l’écriture de Jennifer Clement, une plongée brûlante dans l’interaction entre deux véritables personnalités, dont les repères usuels – sans réelle affectation de leur part – ne sont clairement pas ceux des autres, même dans l’ambiance baroque, héroïnée et surchauffée du SoHo des années 80.

Me sens grise, dois partir
C’est facile. Tu vends tout ce que tu possèdes et tu achètes un billet. Même si tu n’as nulle part où aller, il y a des mots qui doivent chanter intérieurement. Suzanne a les mots magiques qui vont la transformer en un drapeau rutilant et qui vont lui révéler la longueur de ses bras. Les mots sont : Hôtel Seville, New York City. C’est facile. Tu vends tout ce que tu possèdes.
« Ne pleure pas ce qui ne peut pas te pleurer », dit la mère de Suzanne.
Suzanne organise un vide-greniers. Elle confectionne une grande pancarte : ME SENS GRISE, DOIS PARTIR. Elle vend tout et ne conserve que deux pantalons et deux t-shirts qu’elle teint en gris dans la baignoire.
Sa mère lui offre une brosse à dents à un dollar. Sa soeur lui offre des pilules contraceptives et des disques d’Iggy Pop. Son père dit : « Tu reviendras ».
Suzanne dit : « Peut-être » et pense : « Si tu ne m’avais jamais frappée, je ne connaîtrais pas mon squelette. »

Refusant les clichés, originaux ou trafiqués, qui ont été joyeusement entassés autour de l’icône, mais ne voilant aucune des facettes de cynisme, de frénésie ou de violence dans lesquelles baigne la création de Jean-Michel Basquiat, « La veuve Basquiat » donne un sens à cette histoire fulgurante qui est aussi celle d’enfants en quête d’amours et de vies qui leur semblaient d’abord refusées, dont les chocs répétés, malgré la tendresse et la complicité omniprésentes, sont aussi ceux d’un monde qui ne lâche pas facilement son acceptation – au-delà des engouements plus ou moins factices – aux différences un tant soit peu radicales. « The Radiant Child », le titre du tout premier article consacré à Basquiat par une revue d’art (sous la plume de René Ricard dans Artforum en 1981) le disait d’ailleurs en des termes plus académiques et moins redoutablement charnels.

Jean-Michel a trouvé Suzanne comme une petite boîte, un vieux manteau, un cent sur le trottoir, a trouvé un petit garçon-fille comme lui. Lui aussi connaît son squelette. Enfant, il a été renversé par une voiture et sa mère lui a donné l’Anatomie de Gray à lire à l’hôpital. Il a réparé ses os par sa seule volonté. Il sait jusqu’où il faut plier un bras pour frapper, quels os peuvent être fracturés et lesquels lui font traverser la rue. Il connaît son ombre dépourvue d’os qui disparaît pendant l’été. Il est dans un groupe qui s’appelle Gray. Les musiciens jouent dissimulés dans des boîtes. (…)

Jean-Michel vient tous les jours au bar. Il lit à Suzanne ses poèmes tirés des « Carnets noir et blanc ». Il l’appelle Vénus. Il lui dit qu’il pense à ses pieds, pense qu’ils sont toujours sur terre. Il veut toucher ses pieds. Il lui demande d’enlever ses chaussures pour venir marcher avec lui dans la rue.

J-M Basquiat - Cadillac Moon

Il faut tenter d’aller se brûler à ce feu qui n’a rien d’immobile, à ce brasier qu’alimentent de leur force et de leur folie deux amoureux dont l’un est en train de devenir, improbablement, mais de toute sa volonté, riche et célèbre. Il faut lire dans les phrases à l’emporte-pièce de celle qui deviendra par la suite une psychothérapeute respectée, de cette Palestinienne libanaise devenue si New-Yorkaise, et dans la poésie crue dont l’entoure Jennifer Clement, un vrai récit qui ne songe absolument pas à la confession (dans le rire comme dans les larmes, dans le high comme dans le low, il n’y a jamais de jugement ici), une passerelle fragile et acrobatique qui s’invente chaque nuit une nouvelle rage, une générosité neuve et un amour intact.

Bien au-delà de ce New York des années 80 hésitant perpétuellement entre ultimes formes de révolte et conformismes finaux largement frelatés, « La veuve Basquiat » nous offre une singulière étoile double, dont la terrifiante force de gravitation garde tout son pouvoir trente ans après les faits.

Un soir, Suzanne entre au Roxy et trouve Jean-Michel avec Madonna. Elle se jette sur elle et se met à lui arracher les cheveux, la griffer et lui donner des coups de poing.
« Tu es avec mon petit ami ! » dit Suzanne.
Jean-Michel se contente de rire.
Plus tard il déclare à Suzanne : « Eh bien, tu l’as dérouillée exactement comme une Portoricaine. »
Puis il peint A Panel of Experts, tableau dans lequel Suzanne « Vénus » et Madonna en bâtonnets se battent. Sur le collage il barre le nom de « Madonna ».
« Pourquoi tu as fait ça ? » demande Suzanne.
« Parce que tu as gagné, Vénus », répond Jean-Michel.

La veuve Basquiat de  Jennifer Clement aux Editions Christian Bourgois
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