Nos vies comme des brouillons, par Wajdi Mouawad
« Tu vois ce que je peux faire avec les mots, je peux faire ce que je veux avec les mots, c’est n’importe quoi, il vaut mieux fermer sa gueule et ne rien dire, on dit toujours des conneries, comme l’autre fois, au téléphone, est-ce que tu penses toi que je voulais t’insulter, est-ce que tu penses, toi, que je t’ai appelé en me disant : « tiens, je l’appelle pour l’insulter ». Je ne voulais pas, papa, je ne voulais pas t’insulter, je ne voulais pas te raccrocher au nez, je ne voulais pas, mais c’est comme si, en ce moment, je cherchais quelque chose, je doutais, et je parle même pas de ma conclusion, mais d’autre chose, c’était comme si quelque chose était resté derrière moi depuis des années que je ne retrouve plus, quelque chose est perdu dans le pli ou le repli de la couverture de la vie, je ne sais pas. Je veux dire, quand j’étais petit, je voulais être une étoile filante, ensuite océanographe, ensuite ingénieur biomécanique et là, professeur à l’université. J’ai tellement l’impression d’un déclin. Comme si d’étape en étape j’avais laissé quelque chose derrière moi. Depuis l’étoile filante jusqu’à l’université quelque chose est resté derrière, l’enchantement, l’enchantement, l’enchantement est resté dans l’enfance. Pourtant l’enchantement ce n’est pas que pour les petits, c’est aussi pour nous, les grands. Ça ne peut pas être ça la vie : avoir mal et s’habituer à avoir mal ? Gérer l’ennui perpétuel ? Ou si c’est ça je ne sais pas comment ils font les autres, parce que moi je n’y arrive pas. Moi je n’y arrive pas.
Toi, ça a été facile de le garder l’enchantement, tu as eu Bagdad évidemment. Tu as eu Beyrouth, Le Caire, la Grèce, la Méditerranée au grand complet ! …Ici, c’est 40 cm de neige et quand il ne fait que -4 degrés, tout le monde est vachement content. Eh, il ne fait que -4 degrés ! Merde ! ça suffit ce petit bonheur de pauvre ! On ne peut pas se contenter de peu comme ça ! Je veux dire, papa, ça doit pas être très agréable de se faire dévorer par un tigre des jungles indiennes, je l’admets, mais au moins, pendant que le tigre te dévore, tu peux te dire que tu es en train de devenir, dans le ventre du tigre, le tigre, et ça c’est un peu une consolation ; mais quand la vie banale te dévore, papa, trouves-tu joie et consolation à te dire que tu deviens, dans le ventre de la vie banale, une vie banale ?
Comment fait-on pour voir si on est en train de rater sa vie ? Ok, quand on l’a ratée, on l’a ratée, mais quand on est en train de la rater ? Comment on fait pour le voir ? Comment on fait pour se crever les yeux, s’arracher les yeux avec lesquels on ne voit rien, se rentrer les doigts dans les trous, s’enlever les yeux, les jeter par terre, les écraser, pour enfin voir de l’intérieur ce qui s’appelle voir ? Je veux dire, on vit nos vies comme si c’était un brouillon et qu’ensuite on allait avoir un propre.
Ben non, le brouillon, c’est le propre. »
Wajdi MOUAWAD, Seuls (2008)