"Histoire d'un ruisseau", un livre zen du géographe libertaire Élisée Reclus
Le libertaire Élisée Reclus fut un grand géographe, vulgarisateur de beauté et nature writer avant la lettre, comme H-D Thoreau.
C’est en 1869, deux ans après son déjà monumental « La Terre – Description des phénomènes de la vie du globe », qu’Élisée Reclus publie le bref « Histoire d’un ruisseau » chez Hetzel, six ans encore avant de se lancer dans la publication de son grand œuvre, la « Nouvelle géographie universelle », qui occupera presque vingt ans de sa vie et assurera définitivement sa place au panthéon de la science de la Terre.
L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent ont traversé le granit, le calcaire et l’argile ; elles ont été neige sur la froide montagne, molécule de vapeur dans la nuée, blanche écume sur la crête des flots ; le soleil, dans sa course journalière, les a fait resplendir des reflets les plus éclatants ; la pâle lumière de la lune les a vaguement irisées ; la foudre en a fait de l’hydrogène et de l’oxygène, puis d’un nouveau choc a fait ruisseler en eau des éléments primitifs. Tous les agents de l’atmosphère et de l’espace, toutes les forces cosmiques ont travaillé de concert à modifier incessamment l’aspect et la position de la gouttelette imperceptible ; elle aussi est un monde comme les astres énormes qui roulent dans les cieux, et son orbite se développe de cycle en cycle par un mouvement sans repos.
« Histoire d’un ruisseau » est un texte étonnant, sinuant joliment entre la vulgarisation scientifique (la collection dans lequel il paraît chez Hetzel est expressément destinée à la pédagogie scolaire et à l’éducation populaire, chère à Élisée Reclus, par ailleurs actif théoricien anarchiste, dont la participation à la Commune de Paris l’année suivante lui vaudra le bagne, puis l’exil, après les interventions de nombreux intellectuels ayant milité pour faire commuer sa peine), le poème élégiaque, la réflexion philosophique et même l’esquisse d’une économie de l’écologie, bien avant la lettre.
Numa Pompilius, nous dit la légende romaine, avait pour conseillère la nymphe Égérie. Seul, il pénétrait dans les profondeurs des bois, sous l’ombrage mystérieux des chênes ; il s’approchait avec confiance de la grotte sacrée, et pour sa vue, l’eau pure de la cascade, à la robe ourlée d’écume, au voile flottant de vapeurs irisées, prenait l’aspect d’une femme belle entre toutes et souriante d’amour. Il lui parlait comme un égal, lui, le chétif mortel, et la nymphe répondait d’une voix cristalline, à laquelle le murmure du feuillage et tous les bruits de la forêt se mêlaient comme un chœur lointain. C’est ainsi que le législateur apprenait la sagesse. Nul vieillard à la barbe blanchie n’eût su prononcer des paroles semblables à celles qui tombaient des lèvres de la nymphe, immortelle et toujours jeune.
Que nous dit cette légende, sinon que la nature seule, et non pas le tumulte des foules, peut nous initier à la vérité ; que pour scruter les mystères de la science il est bon de se retirer dans la solitude et de développer son intelligence par la réflexion ? Numa Pompilius, Égérie ne sont que des noms symboliques, résumant toute une période de l’histoire du peuple romain aussi bien que de chaque société naissante : c’est aux nymphes, ou, pour mieux dire, c’est aux sources, aux forêts, aux montagnes, qu’à l’origine de toute civilisation les hommes ont dû leurs mœurs et leurs lois. Et quand bien même il serait vrai que la discrète nature eût pu ainsi donner des conseils aux législateurs, transformés bientôt en oppresseurs de l’humanité, combien plus n’a-t-elle pas fait en faveur des souffrants de la terre, pour leur rendre le courage, les consoler dans leurs heures d’amertume, leur donner une force nouvelle dans la grande bataille de la vie ! Si les opprimés n’avaient pu retremper leur énergie et se refaire une âme par la contemplation de la terre et de ses grands paysages, depuis longtemps déjà l’initiative et l’audace eussent été complètement étouffées. Toutes les têtes se seraient courbées sous la main de quelques despotes, toutes les intelligences seraient restées prises dans un indestructible réseau de subtilités et de mensonges.
Emmenant la lectrice ou le lecteur, par mille détours bucoliques et descriptifs, géologiques ou économiques, souvent sociaux et politiques, par les sources et les fontaines, les oasis et les torrents, les grottes et les gouffres, les ravins et les cascades, les méandres et les remous, Élisée Reclus parcourt ensuite les activités qui naissent – de près ou du loin – du ruisseau, allant ainsi du bain à la pêche, de l’irrigation au moulin et à l’usine, du train de bois à l’adduction d’eau, pour conclure sur une vision globale du cycle des eaux, dont la modernité écologique est surprenante, un siècle et demi après son écriture. Une lecture au style charmeur, non exempte de certaines naïvetés d’époque, mais dont la force et la justesse provoquent une indéniable admiration, et dépassent largement la curiosité d’un regard oblique sur une période historique où le progrès aussi bien scientifique (dans la compréhension) que technologique (par l’action) était massivement source de foi non religieuse et d’émancipation. Et cette étrange coïncidence qui me fait me pencher sur ce texte ancien au moment où je relis l’extraordinaire « Trilogie martienne » de Kim Stanley Robinson, dans laquelle précisément la géographie de Mars fait système et guide l’ensemble du développement socio-politique et narratif…
Chose admirable et qui m’enchante toujours ! ce ruisselet est pauvre et intermittent ; mais son action géologique n’en est pas moins grande ; elle est d’autant plus puissante relativement que l’eau coule en plus faible quantité. C’est le mince filet liquide qui a creusé l’énorme fosse, qui s’est ouvert ces entailles profondes à travers l’argile et la roche dure, qui a sculpté les degrés de ces cascatelles, et, par l’éboulement des terres, a formé ces larges cirques dans les berges. C’est aussi lui qui entretient cette riche végétation de mousses, d’herbes, d’arbustes et de grands arbres. Est-il un Mississippi, un fleuve des Amazones qui proportionnellement à sa masse d’eau, accomplisse à la surface de la terre la millième partie de ce travail ? Si les rivières puissantes étaient les égales en force du ruisselet temporaire, elles raseraient des chaînes de montagnes, se creuseraient des abîmes de plusieurs milliers de mètres de profondeur, nourriraient des forêts dont les cimes iraient se balancer jusque dans les couches supérieures de l’air. C’est précisément dans ses plus petites retraites que la nature montre le mieux sa grandeur. Étendu sur un tapis de mousse, entre deux racines qui me servent d’appui, je contemple avec admiration ces hautes berges, ces défilés, ces cirques, ces gradins et la sombre voûte de feuillage qui me racontent avec tant d’éloquence l’œuvre grandiose de la goutte d’eau.
Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau. L’édition Babel (Actes Sud) de 1995 comprend une précieuse postface de Joël et Nadine Cornuault.
Coup de coeur de Charybde 2
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