L'AUTRE QUOTIDIEN

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La grande eau, ou l'orphelinat de la Guerre froide, avec Živko Čingo

L’imagination enfantine débridée contre les hauts murs, réels et métaphoriques, de l’orphelinat totalitaire.

Publié en 1971, traduit en français par Maria Bejanovska, d’abord en 1980 à l’Âge d’Homme, puis en 2016 au Nouvel Attila, qui en propose une somptueuse édition illustrée par Giovanna Ranaldi, le premier roman du Macédonien (Yougoslave à l’époque) Živko Čingo transforme en une poignante et poétiquement déroutante fable enfantine les drames de la mise en place d’un totalitarisme sous pression, au début de la Guerre Froide.

Dans l’orphelinat, où se multiplient les consignes éducatives et politiques, féroces, contraignantes et largement aveugles, les enfants dépendent étroitement de leur « pedigree » – ou plutôt de celui de leurs parents, qu’ils aient été exemplaires et soient morts lors de la guerre de libération du pays, ou au contraire qu’ils aient été des ennemis du peuple, des déviants et des traîtres -, ainsi que de leur « dossier », constitué peu à peu de leurs mérites et erreurs propres.

Ils me le donnèrent comme camarade de rang. Que je sois maudit, camarade de rang. Ils le mirent sous ma responsabilité, ils me le mirent sur le dos. Chaque écolier exemplaire était obligé de prendre sous sa responsabilité un mauvais camarade dans le rang. Je dis exemplaire, que je sois maudit, car j’ai failli haïr le monde entier à cause de ce mot. Un camarade exemplaire, un pionnier exemplaire, un skoévets exemplaire, un bâtisseur exemplaire. Exemplaire, et puis quoi encore, plutôt emmerdeur exemplaire. Mais c’était ainsi, je le jure.

Offrant à son tout jeune personnage une langue étonnante, toute en emphase radicale, en défi permanent au monde et au destin, en jurons de principe – ses innombrables « Que je sois maudit » et « Je le jure », qui rythment véritablement le récit emporté, évoquent irrésistiblement l’enfant terrible de Zebda et ses « Oualalaradime » -, Živko Čingo nous donne à voir un orphelinat à la fois « comme les autres », infâme bouilloire pour des cruautés enfantines ordinaires – mais aussi creuset des amitiés et des solidarités hors du commun -, et résolument différent des autres, avec son cadre politique obsessionnel, son embrigadement nécessaire, son patient apprentissage du mouchardage institutionnalisé et sa soumission bien faiblement consentie à la raison d’État.

© Giovanna Ranaldi / Le Nouvel Attila

Nous étions une triste horde d’enfants affamés et malpropres, sans foyer. Des petits saligauds méchants et noirs, comme disaient nos gentils éducateurs. Attrapés dans les champs, dans les vergers, dans les forêts, dans les granges, dans les rochers, dans la grande neige. Mais nous ne nous laissions pas attraper. Nous ne savions sûrement pas qu’ils allaient nous offrir un foyer, un toit, un lit, qu’ils allaient nous donner du café chaud, du pain avec de la confiture, et qu’ils faisaient cela pour notre bien, pour nous protéger de toutes ces choses puantes prévues jusqu’au moindre détail dans un orphelinat. Par la loi, que je sois maudit. Bien, mais je vous le dis, nous ne nous laissions pas prendre. Tout ce printemps-là des détachements de la Croix-Rouge, d’éducateurs et de chasseurs de toutes sortes nous traquaient comme des petites bêtes sauvages.

Au cœur de ce mouroir affectif, usine à façonner les soldats de demain pour les uns et à corriger les défauts d’origine pour les autres, livrés à la férocité de la mesure disciplinaire à prétention éducative, les enfants survivent en se conformant – et en épousant le système et ses notations -, ou bien en organisant une rébellion purement intérieure, naissant uniquement du pouvoir torrentiel de l’imagination. C’est le rôle de la Grande Eau, plage et oasis mythique, créée en pensée à partir d’extérieurs fugitivement entraperçus, nature sauvage et belle rêvée comme antidote à l’embrigadement de la guerre politique de tous contre tous, image cultivée en secret dont le pouvoir, presque littéralement, peut saper au quotidien, et peut-être abattre, les hauts murs de l’orphelinat, dans leur réalité de pierre comme dans leur gigantisme fantasmatique.

© Giovanna Ranaldi / Le Nouvel Attila

Je le jure, en ce triste instant de séparation, au moment même où je partais, je vis sur le fumier un jeune coq furieux à la crête trop rouge se jeter comme une bête sauvage sur une gentille petite poule qui grattait tranquillement dans le fumier ; en moins de deux, il lui sauta dessus, cela ne dura qu’une petite seconde, juste le temps d’un clin d’œil, que je sois maudit, et elle n’eut même pas le temps de dire ouf ! Quelle belle chose, me dis-je, ils baisent, mais ce n’était pas un mot à moi, je le jure. J’ai hérité de cette habitude de mon grand-père Kostadinoski, que la terre lui soit légère, au fond s’il était vivant il aurait parlé ainsi, s’il était encore là, couché sous l’auvent, se réchauffant au soleil printanier, se débarrassant du grand gel dans sa poitrine. (…)

La neige, les montagnes, les villages brûlés, les vergers abandonnés, les champs désertés, tout restait lointain, seule la Grande Eau vivait en nous. Elle était partout alentour, que je sois maudit, la Grande Eau semblait nous attendre, nous. Elle nous reconnut, je le jure, elle nous reconnut à cet instant-là. Sa voix douce semblait nous dire, Allez mes petits, voici le chemin, marchez et tenez bon ! Et nous marchions, parole d’honneur de camarade, nous marchions. Je le jure même sur la tête de la camarade Olivera Srezoska, nous marchions. (…)

À ce moment-là, nous ne savions encore rien du mur. Pas plus que des matins dans l’orphelinat, des réveils, du rêve dans cet endroit maudit. Tout au début, nous ne remarquâmes pas le mur. Nos têtes étaient encore étourdies, ivres, pleines de ce vent clair de l’eau. Dois-je vous parler de ces moments étonnants d’enthousiasme et du bonheur éprouvé cette nuit-là près de la Grande Eau ? Quel rêve magnifique, la Grande Eau — j’ai toujours cru aux mensonges.

© Giovanna Ranaldi / Le Nouvel Attila

Auteur de nouvelles de 1961 à sa mort en 1987 (son seul autre roman, « Бабаџан » (« Babajan »), sera une publication posthume en 1989), Živko Čingo n’aura pas vu à l’écran en 2004 le film issu de l’adaptation qu’il avait réalisée en 1976 pour le théâtre, mis en scène par Ivo Trajkov. Dans le décor glacé de la Yougoslavie de 1949, développant déjà, après la victoire sur les fascistes et sur l’ennemi intérieur, le terrifiant complexe obsidional du « bloc de l’Est », dès avant la rupture avec le stalinisme, cette fable enfantine quasiment concentrationnaire aurait pu n’être qu’un témoignage romancé de circonstance, vingt ans après les faits. L’art onirique omniprésent et l’écriture subtilement décalée de l’auteur en font tout autre chose. Récit d’amitié résistante et souterraine, de richesse intérieure paradoxale et secrète, d’imagination foisonnante opposée à l’oppression, « La Grande Eau », lauréat en France du prix Nocturne 2014 – qui exhume à nouveau chaque année de l’oubli relatif de saisissantes beautés littéraires passées -, est l’un de ces romans rares qui transcendent leur matériau apparent pour offrir à la lectrice ou au lecteur une expérience presque magique, dans laquelle les frontières dures et glacées du réel cèdent insensiblement à un fantastique mutant, celui que peut créer subversivement un collectif enfantin pour organiser tant bien que mal ses survies individuelles.

Si vous aviez seulement vu ces garçons qui avaient les meilleurs dossiers ! Quand ils étaient de garde, l’orphelinat devenait l’endroit le plus terrifiant du monde. Oh, mon Dieu, comme ils s’aplatissaient devant la Direction, devant les éducateurs, comme ils mentaient sans honte, comme ils inventaient sournoisement, comme ils rapportaient. Il me semble que c’était ce qui nous dégoûtait le plus, cette trahison. Le fils de Keïten ne pouvait plus supporter cela et un jour, je devrai partir, me dit-il. Que je sois maudit, il prononça ce mot. (…)

À ces moments-là, quand oncle Silé Nikoloski rencontrait nos regards, il sursautait, que je sois maudit. Il tournait sa tête à gauche et à droite et comme si de rien n’était disait avec le sourire aux lèvres :
— Des histoires, des histoires, mes enfants ! N’écoutez pas le fou que je suis, et c’est alors seulement qu’il se tournait vers son malade. Somnolent, étourdi et ému, il dit :
— Qu’a-t-il avalé, ce jeune homme ?
Mon Dieu, je tressaillis. S’il le prenait maintenant par sa trachée, mon pauvre Keïten, mon cher ami. Que je sois maudit, il avait des mains si fortes, cet oncle Silé Nikoloski. Il aurait suffi qu’il te touchât une ou deux fois à l’endroit malade pour que tu guérisses immédiatement. Il t’aurait ramolli les petits os comme s’ils avaient été enduits de la meilleure des pommades. Parfois, on utilisait oncle Silé Nikoloski à d’autres fins, mais ce n’était pas sa faute. Il avait une manière bien à lui de rendre différents services, comme on dit : il soignait, comme ça, à l’œil. Je me souviens encore de quelle manière on avait emmené quelques-uns des pensionnaires les plus âgés. Que je sois maudit, de quelle manière. On avait organisé une visite médicale, à l’œil, et oncle Silé Nikoloski s’arrêtant devant chacun de nous et nous dévisageant de la tête aux pieds choisissait les malheureux en leur disant :
— Mon petit homme, tu as l’air bien triste. Tes yeux sont cernés. À l’hôpital, pour qu’on voie de quoi il s’agit, c’est peut-être quelque chose de contagieux, dangereux. Il faut faire des examens, petit poussin.
La suite, nous la connaissions, malheur à celui qui partait à l’hôpital ! Il n’y avait plus de retour pour lui. Les pauvres, ils se débattaient jusqu’à leurs dernières forces, ils criaient :
— Ne nous laissez pas emmener, les frères ! Non !

Živko Čingo

La traductrice Maria Bejanovska commente précieusement sur son blog, notamment ici, la création et le retour de ce grand texte, fable à inscrire résolument – comme peut-être, d’une toute autre manière, le si beau « Voyage imaginaire » de Léo Cassil – parmi les lectures nécessaires de l’imaginaire comme moyen de lutte toujours plus puissant qu’il ne le semble, même face aux intempéries mortifères.

Je n’ai pas le souvenir d’un autre endroit où l’enfance meurt si rapidement. Que je sois maudit s’il existe un autre lieu où l’on enterre aussi impitoyablement l’enfance. L’enfance, la plus belle fleur de la vie, disparaissait comme un pissenlit fané. Que je sois maudit, personne ne savait où s’étaient enfuis les jours de l’enfance. Pendant ces deux-trois siècles passés dans l’orphelinat, pendant ce temps très court, j’eus le sentiment que nous avions tous beaucoup vieilli, vieilli de plusieurs milliers d’années. Et tout arriva en un seul jour, le plus terrible, le plus beau jour de l’orphelinat.

La grande eau de Živko Čingo aux éditions du Nouvel Attila
Coup de cœur de Charybde2
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