Hécate, relecture du mythe avec les crocs
Une fable incisive, et l’actualité tragique du mythe dans un monde déchiqueté.
L’apparition des trois chiens fait naître des sentiments contraires au sein de la foule. Beaucoup reculent. La plupart tendent la tête. Le cordon policier qui les tient à distance commence à se distendre. On peut lire sur les visages des signes de peur, de haine, de désir, de fascination. Les hommes tirent violemment sur les laisses pour empêcher les trois bullmastiffs d’avancer. À travers les muselières, on aperçoit les gueules massives et humides des canidés ; d’épais fils blanchâtres coulent jusqu’au sol. Les babines pendantes, qui leur donnent cet air presque triste, se relèvent et exhibent des dents effrayantes, des canines jaunies, jusqu’à leur gencive rouge. L’un des chiens secoue la tête ; son geste entraîne l’homme qui tente de le maîtriser avec un cordon de cuir. Celui-ci fait plusieurs pas de côté, s’agite comme une poupée de chiffon. La foule recule et tend un peu plus le cou. Lorsque le chien est maîtrisé, la troupe fait quelques pas en direction du fourgon de la fourrière. Le mouvement de marche révèle la musculature cachée sous la masse carnée des canidés. Ils sont grands et lourds, comme ramassés sur eux. Les chiens avancent ; leur démarche chaloupée, la tête comme suspendue entre leurs pattes avant, qui s’agite sur un ressort de muscles puissants et leur donne un effet comique d’animaux en plastique posés sur la lunette arrière d’un véhicule, ici démenti par leur agressivité rentrée mais visible ; ils n’ont pas l’élégance des félins, cette ondulation feutrée, mais au contraire des mouvements qui expriment la force brute, la bestialité ; il s’agit de quelque chose d’ancestral qui végète au plus profond du compagnon idéal depuis toujours ; celui qu’on peut qualifier de fidèle, qui préfère le collier à la liberté, mais que l’on craint pourtant, dont on se méfie malgré tout parce qu’il occulte cette part sombre que le loup, qui déboule dans la salle du trône pour mettre à mort le roi, exprime avec force sous la lune ; celui qui se tient debout, assis ou couché, langue pendante et qui aime se faire caresser, se met sur le dos, à la merci de son maître, ventre et testicules offerts, hante les cauchemars millénaires de l’humanité ; depuis la nuit où l’homme l’a posté à l’entrée de la caverne pour surveiller l’obscurité pendant que la tribu se serre et tousse devant le feu de bois ; le chien rampe en silence et saigne le nourrisson, se retourne et mord la main du maître, attend patiemment la chute de l’homme pour mieux le dévorer, l’achever.
Publié en 2014 à la Série Noire de Gallimard, le troisième roman de Frédéric Jaccaud fait figure de miniature soigneusement polie, en comparaison de son deuxième, le foisonnant et apocalyptique « La nuit » (2013). En s’appuyant sur un fait divers réel (un notable slovène dévoré par ses chiens, en 2010 à Ljubljana), il imagine en 130 pages un chemin cru et violent pour tenter de déceler ce qui peut se cacher, aujourd’hui comme hier, dans les tréfonds de la figure mythologique d’Hécate (et d’une manière fort différente de celles de Paul Morand ou de Pierre-Jean Jouve), et tout spécialement derrière la toile que consacrait William Blake à la figure lunaire de la titanesque déesse.
Tout est toujours si simple, en fin de compte. Les actes n’offrent que peu de problèmes : cet homme s’est fait bouffer par ses chiens. On pourrait ne pas s’attarder, s’arrêter à la lisière du regard. La recherche d’une quelconque signification complique inutilement la platitude des événements. Faut-il seulement y chercher du sens ? Et Anton Pavlov qui vient de rompre avec le banal, avec les règles, de rompre avec la monotonie, sait que si les faits sont toujours simples, ils n’en recèlent pas moins une zone d’ombre, un lieu caché, secret, un mythe, une interprétation, qui occulte cette part complexe que l’homme recherche toujours, malgré lui, une réalité sous la réalité, un monde souterrain, dantesque, labyrinthique, où l’humain erre les bras tendus, en avatar malheureux du Minotaure, et ceci depuis le mythe grec jusqu’au monstre en quête de son reflet dans les étoiles que Borges prénommait Astérion.
Redoutable exercice de mythographie chirurgicale, mêlant en une glaçante perspective l’horreur quotidienne, la déliquescence institutionnalisée et la solitude de chacune et de chacun face à ses traumatismes personnels et collectifs, « Hécate » ne laisse guère indemne la lectrice ou le lecteur, et force, par un chemin déchiqueté, une correspondance beaucoup plus étroite qu’il ne serait confortable de le penser entre un contexte contemporain et une nuit immémoriale.
Frédéric Jaccaud - Hécate - La Noire/Gallimard
Coup de cœur de Charybde2
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