Renverser les grilles de lecture, donner lieu, faire place, être turbulent·e·s, assemblé·e·s. Manifestes. par Lou et Eric Darsan
Manifeste
Critique : « Décomposition d’un corps, d’une substance en vue de connaître, d’identifier, ses éléments constitutifs. »
Ex nihilo, in excelsis — procéder. Analyse bactériologique, chimie organique, biohazard et nécessité. L'air du temps, de rien, (r)assembler la matière, le corps du texte. Ne pas se précipiter ni décamper. Plutôt décanter. Qui se perd se crée, se transforme et révèle. Incite. Excite. Théâtre des opérations, table des éléments, d'émeraude et de diamant. Fulminate d'argent — le feu de joie s'allume. Jouent et dansent les artificiers, contingent contaminé semant en retour la contagion. « La rumeur gronde », nous file entre les doigts et crépite le long de la mèche pour atte(i)ndre la lueur dans les yeux du lecteur.
Au bord de l'explosion, tracer les couleurs en forçant le trait. Chromatographie des images, structures moléculaires concentrées et sensitives. Nous injectons l'influx nerveux à haute dose. Au feu, les fiches anthropométriques, la biométrie et le bertillonnage. Le travail de l'écriture charpente, donne corps, fait ressentir. Alors, endossons, incarnons. L'évocation en lieu et place de l'explication. L'invocation, le recul, puis l'immersion. Nous (vous) plongeons dans la substance, bain révélateur dont le fond nous (vous) attire, dont la forme nous im-, nous em-, nous porte et sur laquelle nous surfons. Rêve lysergique en caisson d'isolement, camera oscura de l'inconscient : là où la critique se développe avant d'entrer en scène au grand jour, fixée sur le papier. Intensifions, décuplons, concentrons. Surgissement frontal d'une réalité augmentée. Plus palpable, plus (ré)préhensi(b)le que le quotidien normé, morné. Sortons de l'équation ceux qui : a.usent de l'effet pour l'effet (agite la manche, nous rions sous cape) ; b.alignent faits et mots contre le mur et tirent des balles à blanc. Restent les conséquences véritables de ceux qui frappent vraiment. Energie cinétique — décuplons le mouvement, transmettons l'uppercut. Laissons à votre intention des pistes chamaniques, initiatiques, tissées d'un réel plus vivant, plus coloré, plus entier que toutes les réalités en tiers réunies.
(R)éveil. Entrée en matière. Alchimiste transfiguré·e par l'écrit, je lis, mute et transforme en retour. Promenade sous-durale dans les paysages intérieurs nés de la lecture, lieux de passage envahis de bric-à-brac, de souvenirs visuels, auditifs, tactiles, de tableaux entreposés comme autant de portes ouvertes vers les « ruines de la carte ». Poétique des espaces et des ambiances. Impressions (soleil levant), l'agencement est mouvant. Je fixe l'image — par touches. Intériorise la note, le ton d'ensemble, la mélodie. Prête l'oreille aux sons, aux phrases, aux enchaînements, aux silences de l'auteur. Saisis l'instant en un polaroïd de la lecture, et l'extirpe de son cadre. Je travaille la matière, l'étire, l'étends dans la troisième dimension. Donne du volume, fais swinguer les mots. Derniers réglages : contraste, balance, bruits blancs, cut off et attaque. L'écrit qui préexiste forme une matière sonore et picturale que je remodèle. Bascule. Nous prenons les commandes et créons à notre tour, hors de contrôle. Nous nous approprions le texte, les idées, le style. Dérobons la boîte noire pour l'exposer au vol. Nous ne spolions pas, nous déployons.
A l'affiche, en 4 par 3 : quatrièmes de couverture, rabats, argumentaires, communiqués de presse, résumés, analyses de texte. Je choisis et lis en connaissance de cause. Averti·e, je pressens le contenu, les influences, les références. Découverte. Au savoir objectif de ce que les livres sont, succède le ressenti subjectif de ce qu'ils me font. Si leur identité publique leur appartient, leur effet sur moi est intime : mais voilà, je le livre. J'expose ma sensibilité, me mets en péril, en scène, prends position. Passe à l'acte, participe, entre dans la danse, me prends au jeu de ce qui me vrille le cœur et les tripes. J'aime être chaviré·e, submergé·e, perdre puis reprendre pied, affronter les éléments, les lames du fond et de la forme, me laisser porter par des œuvres qui élèvent et affûtent l'acuité.
Le livre, passerelle jetée par l'auteur, comme une invitation à être de mèche. Enjamber, répondre, nous saisir des instruments proposés, avec l'envie d'en jouer. Sons, couleurs, style, procédés, situations. Créer, consciemment ou pas, au fil des lectures et des chroniques, une pirate box. Y piocher à l'envi samples et featuring. Rejoindre le cut-up et sentir le beat. Couvrir le livre de graffitis, tracer croix, spirales et signes de piste. Recopier de longs passages, lignes, paragraphes, pages entières, pour marcher dans les pas de l'auteur, s'approprier ses mots, intérioriser le texte. Ecrire dans la marge, baliser, rassembler peu à peu les éléments d'une construction libre, tangible, pensée et foisonnante. Jungle autogérée. Commune. Reprendre nos droits. Occuper l'espace, la place. Monter dans le livre pour mieux le détourner. Ne pas se laisser bercer par le bruit des rails, le confort mécanique de la lecture, les retours de chariot. Rester capable d'oser. Eviter les caténaires. Esquive — sur le vif, nous battons le dur. Emporté·e·s par la frénésie du mouvement, nous développons notre attention, notre vigilance, guettons les monikers, les phrases singulières, les images fortes dissimulées dans la masse d'information qui défile. De celles qui ne se trouvent que rarement et qui se gravent dans la mémoire. Chambre d'échos.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure, mais ne voilà-t-il pas, patatras, qu'un jour, tout s'écroula ! Dévalant le versant ouest de la chaîne côtière de l’Oregon… viens voir les cascades hystériques des affluents qui se mêlent aux eaux de la Wakonda Auga, la procession des érables ensanglantés comme des bouchers. La route se poursuit sans fin, descendant de la porte où elle commence. Qui vive ? Alberto et moi avons les poches remplies de beurre froid. Là mon présent à bouffer des arbouses où comment ça s'appelle. Et eum suis dit : Oui cesse que jai fait bande de pauvres con franchiss la barryèr et chapp avec les chiens. Intercède ô langue appétit-néant fais de moi l'instant d'après le caméléon blanc que j'écrase du pied. Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont faits aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.
Rodrigue, as-tu du cœur ? Carreau. Carreau. Petit igloo de porcelaine. Ce n'est pas moi qui méditerai sur ce qu'il advient de « la forme d'une ville ». Je vis de grands champs d'hiver couverts d'oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit. Il n'est pas ordinaire de voir un homme, avec, dans le ventre, le coup de fusil qui le tua, fourrer sur une toile des corbeaux noirs avec au-dessous une espèce de plaine livide peut-être, vide en tout cas, où la couleur lie-de-vin de la terre s'affronte éperdument avec le jaune sale des blés. C'était un mec, il s'appelait Karamanlis, ou quelque chose comme ça. Seulement ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de dynamite. J'ai vu ses yeux de fougère s'ouvrir. Oui, se dit-elle, reposant son pinceau avec une lassitude extrême, j'ai eu ma vision. J'ai lavé le visage de ton avenir. Ta tête grossit.
Ne pas rentrer dans le moule. Correspondre, ou pas. Être là où l'on ne nous attend pas. Dialoguer. Quitte à aller trop loin dans l'interprétation, à dépasser les bornes pour porter, pour mettre en avant les livres, auteurs et maisons d'édition qui nous parlent. Défendre une certaine idée de la littérature. Etre exigeant·e·s. Etre conscient·e·s. Prêter attention aux détails, aux lignes, aux démarches, aux genèses. A la traduction, à la maquette, au graphisme, à la typographie, à la correction, à la fabrication. Confronté·e·s à la masse de la surproduction, aux produits calibrés, nous cherchons le singulier et la qualité. Nous voulons choisir ce qui nous nourrit. Privilégions le fait maison, l'artisanal, le local, l'échange direct, la relation. Implication partagée. Dépassons la séparation entre être et avoir, savoir et faire, entre les mots et les choses, pour mieux créer du sens et du lien.
A quoi bon écrire, éditer, vendre, lire, chroniquer, prêter un livre vide, un livre en creux, un livre sans supplément d'âme, dans lequel personne ne s'est engagé ni mouillé, un livre consommable, à usage unique ou acheté au mètre pour remplir une bibliothèque d'acajou ? Voulons-nous, si ce n'est relire, au moins transmettre le livre que nous venons d'achever ? Si la réponse est oui, nous sommes atteint·e·s. Touché·e·s par des œuvres qui ne sont pas encore entre toutes les mains, mais dont les mots, sur les lèvres de certain·e·s, font grandir la minorité agissante. Imploser le modèle dominant, imposé, formé à grands coups de devises et de divisions. Tourner le dos au spectacle et à la marchandisation. S'émanciper. Allier les mots à l'acte — convergence. Construction de situations. Emergence de nouvelles formes de littérature, de nouvelles pratiques, vers de nouveaux buts. D'autres perspectives. Alter-natives, dans lesquelles nous trouvons une impulsion.
Un livre. Une somme de lettres, de mots, de phrases. Une suite de signes sur un support, offerte à la lecture, à la compréhension. Le reflet de la pensée et de l'imaginaire de l'auteur. Un rapport subtil entre identité et altérité. Un tout qui quitte l'intérieur de l'auteur pour rejoindre un extérieur ouvert à tous, et enfin pénétrer l'intimité d'un lecteur, en d'incessants va-et-vient qui traversent les frontières de l'intime et de l'extime. Leur passage bouleverse-t-il le réel à travers les sommes de vecteurs humains qui les déchiffrent ? Provoque-t-il une réaction infime, cellulaire, qui nous parcoure comme une onde ? Modifie-t-il notre perception, fait-il naître des émotions, des pensées, des réflexions, des rêves ?
Certains livres, lisses et sans vague, n'engendrent aucun mouvement ; d'autres agitent la surface, créent des remous, quelques jets d'écumes et coups de sang. Mais que l'un d'eux soulève la houle et se fraie un passage en nous, qu'il féconde notre psyché et nous ébranle, que l'intensité du flux nous gagne ! Alors, seulement, nous déferlons. Laissons entendre l'écrit par nos voix réunies, relâchons le livre sur l'agora, nous inscrivons dans le collectif. Renversons les grilles de lecture. Donnons lieu. Faisons place. Soyons turbulent·e·s. Assemblé·e·s. Manifestes.
Lou & Eric Darsan
date de publication, mardi 01 novembre 2016, dans l'antre de l'Ogre
Le jeudi 3 novembre, Lou et Éric Darsan seront de 19h30 à 21h30 les libraires d'un soir pour une soirée fiévreuse autour de leur sélection de huit titres qui les passionnent chez nos amis de la librairie Charybde, 129 rue de Charenton, 75012 Paris.
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