Pourquoi nous pardonnons ses pêches à Richard Brautigan
Fini où à peine commencé de rire et de rêver maintenant : mon nom est La pêche à la truite en Amérique.
C’est en 1961, lors d’un séjour de camping en Idaho avec sa femme et sa fille, que Richard Brautigan, qui n’est alors, après tout, qu’un poète tirant le diable par la queue, essayant depuis cinq ans déjà de percer au sein de la communauté poétique et de la beat generation de San Francisco, écrit cette fort étonnante novella, qu’il ne parviendra à faire publier qu’en 1967 (son premier roman publié, « Un général sudiste de Big Sur », chez Grove Press en 1964, n’a guère retenu l’attention), grâce à la fondation Four Seasons, après un certain nombre de refus. Le succès fort inattendu de la publication le propulse en quelques mois vers une notoriété américaine et mondiale.
« Bonjour », a dit l’épicier. Il était chauve, avec une tache de vin sur le crâne. Cette tache, on aurait vraiment dit une vieille voiture garée sur sa tête. D’un geste automatique, il a attrapé une boîte de Coco et l’a posée sur le comptoir.
« Cinq cents.
– C’est lui qui les a », a dit mon ami.
J’ai plongé la main dans ma poche et j’ai donné la pièce de cinq cents à l’épicier. Il a hoché la tête et la vieille voiture rouge a fait des embardées sur la route comme si le conducteur faisait une crise d’épilepsie.
On est sortis.
On a retraversé le champ, mon ami en tête. L’un des faisans n’a même pas fait semblant d’essayer de s’envoler. Il a traversé le champ en piétant devant nous comme un cochon emplumé.
Quand nous sommes arrivés chez mon ami, la cérémonie a commencé. Pour lui, la préparation du Coco, c’était une vraie histoire d’amour, un rituel. Il fallait y procéder avec beaucoup de précision et de dignité.
D’abord il a pris un bocal de quatre litres et on est allés de l’autre côté de la maison, à l’endroit où le robinet d’eau pointait tout droit hors du sol comme le doigt tendu d’un saint, au beau milieu d’une mare de boue.
Il a ouvert la boîte de Coco et il en a versé le contenu dans le bocal. Ensuite, il a mis le bocal sous le robinet et il a ouvert l’eau. L’eau a jailli du robinet en éclaboussant partout, avec de grands gargouillis.
Il a bien fait attention que le bocal ne déborde pas et que son précieux Coco ne se répande pas par terre. Une fois le bocal plein, il a refermé le robinet du geste sec et délicat à la fois du neurochirurgien célèbre qui procède à l’ablation d’une partie endommagée de votre imagination. Puis il a revissé le bouchon sur son bocal, en serrant bien, et il l’a secoué un bon coup.
La première partie de la cérémonie était terminée.
Assemblage en apparence disparate de scènes bigarrées échappées de son enfance pauvre dans les états du Nord-Ouest américain, de sa vie à San Francisco et de ses échappées belles en famille dans l’Idaho, « La pêche à la truite en Amérique » aurait pu demeurer l’un des nombreux successeurs des grands élans romanesques de la beat generation, en inscrivant dans ses récits, comme les aînés, une poésie diffuse et salement populaire. Il s’y ajoute sans doute un indéfinissable sens de l’absurde, du langage qui semble dénier toute poésie pour l’atteindre, plus fort, par le chemin le plus inattendu, avec un très bref clin d’œil et comme si de rien n’était. Face à une dureté sans nom, autour, il explose aussi, dans ces courtes histoires qui résonnent entre elles, comme l’anticipation d’une bienveillance radicale. On comprend sans doute l’affection qu’eurent pour ce recueil les hippies de 1967-1972, et la désaffection qui entoura hélas peu à peu l’auteur lorsque la vague reflua, sous les erreurs des uns et les chasses des autres à ce qui menace une certaine société.
Londres. Le 1er décembre 1887 ; le 7 juillet, le 8 août, le 30 septembre, un jour du mois d’octobre et le 9 novembre 1888 ; le 1er juin, le 17 juillet et le 10 septembre 1889…
Le déguisement était parfait.
Personne ne l’a jamais vu, hormis, bien entendu, les victimes. Les victimes, elles, l’ont vu.
Qui aurait pu se douter ?
Personne !
Scotland Yard ?
(Pouf!)
Ils étaient toujours à cent kilomètres de là, avec leurs chapeaux à pêcher le flétan, à chercher sous la poussière.
Personne n’a jamais rien découvert.
Oh, maintenant il est Maire du Vingtième Siècle ! Un rasoir, un couteau et un ukulélé sont ses instruments favoris.
Bien sûr, il fallait que ce fût un ukulélé. Personne d’autre n’y aurait pensé pour labourer les intestins à la manière d’une charrue.
Au fil des pages, « La pêche à la truite en Amérique » désigne à peu près tout, sauf ce qu’elle semblerait devoir désigner : ici un lieu (on songe parfois au mythique village de Canciones Tristes de Rodrigo Fresan), là une personne (ou plusieurs, dont un cul-de-jatte prénommé Baduc), ailleurs un masque (comme celui permettant sans doute à Jack l’éventreur de demeurer incognito, ou peut-être même à Captain Beefheart de composer son plus bel album de rock), ou encore un hôtel, une librairie, un ruisseau en pièces détachées, un cadavre à autopsier comme si c’était celui de Byron à Missolonghi, un slogan terroriste d’école communale, un confident épistolaire, un voyageur planétaire, ou un organisateur de marches communistes pour la paix. « La pêche à la truite en Amérique » est tout cela, simultanément, et bien d’autres choses encore, son ubiquité n’ayant d’égale que sa malléabilité.
Cette truite avait quelque chose de très beau. Je voudrais bien avoir pu en prendre un moulage mortuaire.
Pas de son corps, non, mais de son énergie. Je ne sais pas si quiconque aurait pu comprendre son corps. Je l’ai mise dans mon panier.
Plus tard dans l’après-midi, quand les cabines téléphoniques ont commencé à s’assombrir sur les bords, j’ai pointé et je suis rentré chez moi. J’ai mangé cette truite bossue pour mon dîner. Roulée dans la farine de maïs et frite au beurre, sa bosse avait le goût délicieux des baisers d’Esmeralda.
Cette prose poétique capable de convoquer au détour d’une phrase les images les plus incongrues et de leur donner un air quasiment naturel, nécessaire, cette surprise permanente qui distille une mythologie alternative de l’Amérique des années 1950-1970, demeure exceptionnelle ; et la postérité de la dernière phrase du livre, en bas de la 150ème page, (« P.S. : je suis désolée, j’ai oublié de vous donner la mayonnaise. ») en témoigne aussi à sa façon. Il est sans doute injuste, comme trop de lectrices ou de lecteurs l’ont fait hélas au fil des années – au grand désespoir de l’auteur -, de réduire Richard Brautigan à cette « Pêche à la truite en Amérique » même inoubliable, et ces nouvelles douces et acérées sont aussi autant d’incitations à découvrir ses autres ouvrages, du singulier « Sucre de pastèque » (dans le même volume de l’actuelle édition française) à la quête baroque du « Général sudiste de Big Sur », de son western gothique « Le monstre des Hawkline » à son parodique roman hard-boiled « Un privé à Babylone », de la folle bibliothèque de « L’avortement » à la poésie pure qui irrigue toute son œuvre, et dont vient juste de paraître l’intégrale en français, au Castor Astral, intégrale dont Fabrice Colin et Nicolas Richard, l’un des trois traducteurs, viendront parler à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) ce jeudi 17 novembre 2016.
Exprimant ainsi un besoin humain, j’ai toujours voulu écrire un livre qui s’achèverait sur le mot « mayonnaise ».
Richard Brautigan La pêche à la truite en Amérique ( suivi de Sucre de Pastèque) 10/18
Charybde2
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