Zombie, viens par ici…
Dense, fouillée et néanmoins alerte, une excellente analyse du zombie dans la culture contemporaine.
Publié en 2013 aux éditions le murmure, ce bref (50 pages) essai d’Antonio Dominguez Leiva, professeur à l’UQAM de Montréal, et auteur (nous y dit-on) de plusieurs ouvrages sur l’histoire culturelle de la cruauté et de l’érotisme, impressionne par sa densité, sa netteté et sa concision, pour dresser un tableau de la prégnance du thème du zombie dans la littérature, la bande dessinée, le cinéma et les jeux vidéo, avec une érudition soigneuse et une belle intelligence du propos.
Émergeant timidement dans la littérature sous la plume du poète-galérien Pierre-Corneille de Blessebois dans son étrange roman colonial, libertin et sceptique Le Zombi du Grand Pérou ou la Comtesse de Cocagne (1697), la figure du zombie, initialement issue des brumes du syncrétisme religieux afro-caribéen, intrigue durablement la conscience coloniale occidentale. Héritier des traditions africainesde corps réanimés en guise de serviteurs par les sorciers du Bénin, de Zambie, Tanzanie ou Ghana, le zombie (du kimbundu nzúmbe qui veut dire « esprit ») s’intègre dans le conglomérat hybride de croyances et de rites qui peu à peu configure le Vaudou haïtien. Emblème de la logique de la peur qui régit la société esclavagiste, il devient à la fois instrument de contrôle, métaphore vivante de l’esclavage (il est de fait un esclave élevé au carré) et menace désespérée des dominés à l’égard de leurs maîtres. D’où la profonde bivalence du regard colonial à son sujet, à la fois sceptique de ce qu’il juge comme une superstition primitive et néanmoins anxieux à l’égard de son éventuelle efficacité, ne serait-ce que comme croyance subversive de résistance.
Des origines afro-caribéennes aux premières insertions dans l’imaginaire occidental, avec le rôle décisif de l’occupation américaine d’Haïti (1915-1934) et du best-seller de William Seabrook, « L’île magique » en 1929, rôles tous deux soulignés par l’auteur, le zombie s’installe, le premier archétype en étant fourni par le film « White Zombie » de Victor Halperin (1932), que l’auteur relie judicieusement à la figure de la dépossession et de la paupérisation liées à la Grande Dépression, et de la réappropriation américaine d’un passé marqué à la fois par le traumatisme honteux de l’esclavagisme et par la présence bien réelle de la ségrégation raciale.
Après le déclin des monster movies hollywoodiens nés à l’ombre du Krach boursier, le zombie survivra péniblement comme les autres « évadés des ténèbres » qui l’avaient accueilli dans leur sinistre panthéon (vampires, lycanthropes, momies et autres Frankensteins). Il hantera avec eux le limbe des productions psychotroniques du Poverty Row avant de trouver refuge dans les bandes dessinées d’horreur telles que l’éphémère Voodoo dont le titre était un clair hommage à l’imaginaire de l’horreur coloniale.
Antonio Dominguez Leiva nous expose ensuite d’un pas vif, mais toujours documenté et pénétrant, la genèse du premier âge d’or du zombie (1968-1983) puis sa réincarnation en un âge d’argent néo-zombie (2002-2013), au cours desquels l’imaginaire de l’oppression coloniale et de la vengeance individuelle ont mutés en symboliques de l’aliénation de masse. Soulignant l’influence déterminante de George Romero dans la première phase, puis de ses admirateurs et des jeux vidéo FPS (tout particulièrement « Resident Evil ») dans la deuxième phase, il propose une lecture robuste, qui nous emmène aussi bien vers les innombrables parodies ayant envahi tous les genres artistiques et ludiques depuis quelques années que vers des contributions majeures et « sérieuses » telles que la saga « Walking Dead » de Kirkman, en bande dessinée, fondamentalement, et désormais en série télévisée.
C’est précisément Romero qui transforme radicalement le zombie, le dissociant de l’imaginaire colonial (tout en réactivant sa symbolique raciale dans le contexte militant des années 1960) et l’inscrivant dans l’Amérique de l’âge atomique, dominée par la hantise de l’apocalypse nucléaire. Il prolongeait en cela l’aggiornamento radical que la science-fiction des années 1950 avait effectué envers les mythes gothiques, s’inspirant notamment de l’œuvre de Richard Matheson (Je suis une légende, 1954) qui faisait des anciens vampires aristocratiques des masses de cadavres urbains infectés et assoiffés de sang. Dans le nouveau cadre apocalyptique, la dépossession zombie changeait de sens : une mystérieuse radiation, issue de la hantise atomique qui marquait aussi The Earth Dies Screaming de Terence Fisher (1964), venait substituer la manipulation vaudou, réanimant les morts en une dépersonnalisation ultime qui faisait écho à la science-fiction paranoïaque de la Guerre froide. De l’esclave primitif on passait ainsi à la masse aliénée de la modernité atomique.
In fine, par leur rare conjonction de précision, de profondeur et de vivacité, ces 50 pages impressionnent, et font de ce mince et dense opuscule une lecture quasiment indispensable, tant pour l’amatrice ou l’amateur de littérature de genre et de pop culture contemporaine que pour celle et celui de mécanismes d’imprégnation culturelle et de compréhension des influences croisées entre médias, sociétés, politique, industrie du divertissement et contre-culture. Et cela donne fort envie d’aller rapidement voir si d’autres titres de cette collection jaune des éditions du murmure sont aussi passionnants que celui-ci.
Antonio Dominguez Leiva, Invasion Zombie aux éditions le murmure
Charybde2
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