A Berlin la langue se délite avec Reinhard Jirgl, mais pas n'importe comment

Une histoire familiale pour dire un siècle allemand de catastrophes. Un roman monumental, terrible & somptueux.

«Août, encore un mois plein de chaleur à Berlin, en l’an 2003. Le pouls de l’après-midi ralentit, l’heure retient son souffle. Grillée depuis dessemaines desjoursédesnuits. Lesoleil – voilé, gris blanc son éclat, sans ombre é plombé. Le ciel un toit de fonte chauffé à blanc tendu sur Laville, sous lequel de lourdes émanations fermentées pèsent dans une année trop mûre.»

L’histoire commence en 2003. Georg Heinrich (Ferdinand) Adam, médecin à la retraite et veuf se rend à Francfort-sur-le-Main avec son chien Max. Dans la chaleur de fournaise du mois d’Août, il s’apprête à retrouver son fils Henry avant le départ de celui-ci pour les États-Unis, où il va enseigner la littérature et la civilisation allemande à l’université de Durham en Caroline du Nord. Si le fils a souhaité ces retrouvailles avant son départ, c’est pour revoir le chien Max et non son père, tant ces deux hommes semblent étrangers l’un à l’autre. Georg, quant à lui, a été missionné par sa sœur Felicitas pour remettre à Henry un album familial de photographies aujourd’hui défraîchies constitué par sa belle-mère.

Les cent photographies de l’album viennent de deux branches de la famille, originaires de Prusse orientale et de Basse-Lusace, qui se sont croisées pour la première fois en 1916, pendant la bataille de la Somme. Et de fait toute l’histoire de cette famille, marquée par les «défauts de tissage» dans l’arbre généalogique et par les catastrophes (suicide, inceste, meurtres), ressemble à une succession de champs de bataille, à l’image de l’histoire de l’Allemagne au cours du XXème siècle. Le point focal de ces batailles est la propriété de Thalov, dont la famille a tenté tout au long du siècle de ne pas être expropriée, s’opposant à la rapacité des différents régimes qui se sont succédé en Allemagne. Cette bataille familiale a été menée avec les mots, en adoptant le langage bureaucratique du nazisme, du régime de la RDA et du capitalisme, «ère de l’Avidité écervelée», régimes que Reinhard Jirgl renvoie dos-à-dos, trois totalitarismes qui ont asservi la langue pour leurs sombres desseins, et exproprié les individus d’une langue authentique, les condamnant à un vacarme équivalent au silence.

 

Unter den Linden / Berlin

Autour de l’album de photographies, et de la conversation entre le père et le fils sur les rives du Main où l’orage menace, «Le silence» entremêle en une multitude de personnages cette histoire familiale et celle de l’Allemagne sur un siècle, tissant un labyrinthe d’histoires, récits de catastrophes, de «recoins nauséabonds et de parts de nuit». Les photos accompagnées d’une brève légende et agencées dans l’album selon un ordre mystérieux non chronologique, de membres de la famille souvent disparus depuis longtemps, semblent être les signes visibles d’un passé qui encombre, car «ce qui est mort empoigne ce qui est vivant & le fait tomber à la renverse». Sur cent photographies, quelques-unes manquent, souvenirs enfouis dont il faut retrouver la trace.

«Jamais tu n’as considéré La Famille, celle du pasteur Brickau qui nous a sortis de l’orphelinat pour nous accueillir chez=lui, et plus tard ta propre famille, autrement qu’avec les yeux de l’Indifférent qui regarde un album de photographies : ce n’est pas moi é je n’y étais pas. Ni autrefois ni aujourd’hui. Et ces photographies à leur tour ne sont rien pour toi sinon de petits cercueils carrés sous verre, rangés côte-à-côte&pêle-mêle, des cercueils pour des disparus que tu refuses de connaître. Mais au travers des couvercles de verre brille le temps, comme pris dans la glace, gardant sous=sa=coupe les hommes et toutes les idées qu’ils se font de la fierté, de l’amour, de la folie ; – dans lesquelles – mais !toi !jamais (et c’est la ta croyance=erronée) – ils s’empêtrent & s’abandonnent, devenues proies eux-mêmes, pour ensuite – ?comment disais-tu déjà : crapahuter péniblement tels des bousiers en haut de la pente sableuse des instabilités=humaines (poursuivant avec-ferveur=leur-but dans un degré d’inconscience tel qu’il ne leur viendrait même pas à l’idée de dire : surmonter la mort), afin de donner à leur existrance 1 consistance dans 1 inconstance=permanente, dans le rien=qu’instable, dans le sable=du temps. – Or, Georg, à supposer que les photographies ne soient pas la représentation de la ?vie, mais la vie une représentation des ?photographies – qu’adviendrait-il ?alors. Car ce que tu dis, Chergeorg, n’est pas juste ; é: ce que tu fais est faux. C’est depuis ta place de spectateur dans la Loge des Lâches de la vie que tu t’es exprimé toutescézannées, & tu as jeté un regard également=indifférent de visiteur de la vie aux événements autour de toi : !Gare (as-tu dit un jour) à celui qui insuffle la vie à de pareils personnages. Mais ?sais-tu si, dans ta volonté de garder ta réserve & de te détourner des-hommes, tu ne t’es pas ?privé toi=même de !ton propre souffle.»

Empoignade sombre et cinglante avec l’ignorance, la bêtise et la rapacité humaine dont l’emprise ne cesse de s’étendre, «Le silence» a comme autre centre de gravité un point aveugle, la quête d’un amour qui voudrait durer toujours, comme celui de Georg pour son épouse Henriette.

«-La-Grande-Misère de l’homme é: de la femme : vouloirdevoirresterensemble. Même par-delà Lamort. -» 

La noirceur répétée de l’histoire ne peut être endurée que grâce à l’art. La langue singulière de Reinhard Jirgl accomplit ce miracle en se faisant œuvre d’art et champ de bataille : en désorthographiant les mots, en utilisant les signes typographiques, les carambolages lexicaux, les symboles mathématiques ou encore la ponctuation de manière non conventionnelle, ce roman créé une expérience de lecture unique, graphique et littéraire. Ces modifications qui sculptent la langue et la déforment, chargent le récit d’une force inouïe, accentuant la signification et les émotions dont les mots sont porteurs, ce que la traduction exceptionnelle de Martine Rémon rend parfaitement.

Il faut donc rendre hommage aux éditions Quidam et à Martine Rémon pour la traduction et la publication en octobre 2016 de ce chef d’œuvre de 2009, après «Les inachevés» et «Renégat, roman du temps nerveux», un roman monumental dont la puissance rare ne laissera pas le lecteur indemne.

Ce qu’en dit la librairie Ptyx est ici.

Nous aurons le très grand plaisir de recevoir Reinhard Jirgl à la librairie Charybde le 15 novembre prochain en soirée.

Le Silence de Reinhard Jirgl, éditions Quidam

 

Reinhard Jirgl. PhotoLaif