Techniques du coup d'état, version Juan Carlos Onetti
La nuit du coup d’État, toute en mortelles confusions.
Weiss avait dit au téléphone :
– Il paraît qu’il y a un billet pour vous. Rien de sûr. Un garçon d’en haut, il sait qui vous êtes. Au First and Last, vous connaissez ? D’accord, ce soir à neuf heures. Bonne chance, c’est tout. Envoyez-nous des cartes postales, vous savez, celles avec vue sur une baie, qui disent « Les beautés du monde ». Au revoir.
Ossorio se mit à regarder le ciel, où il ne voyait que les étoiles. Aucun bruit ne se faisait entendre au loin, sinon la musique dans les cafés et les phrases entremêlées, avec les rires parfaitement placés au milieu, qui sortaient un moment à la rue quand les portes s’ouvraient. Il n’y avait rien dans le ciel, aucune lumière à part les étoiles, aucun mouvement à part les nuages ronds, petits, trottant lentement devant la lune. Il tâta la liasse de billets dans sa poche et alla directement de la bordure du trottoir à la fenêtre éclairée, séparée de la rue par des barreaux en croix. Il y avait une femme dans une lumière jaunâtre, devant une commode surmontée d’une glace. Le bras, relevé vers la coiffure, laissait voir une épaule forte, ainsi que le duvet qui brillait tout au creux de l’aisselle. Le reste du corps était à demi nu et fragile sous les ombres et les muscles ronds de la grosse épaule dressée. À travers la vitre de la fenêtre, Ossorio crut un moment qu’il voyait le parfum du buste presque nu.
Le lampadaire du coin de la rue était accroché quelques mètres plus bas ; la petite cheminée du vendeur de cacahouètes siffla deux fois, laissant échapper une brume fugitive contre le lampadaire. L’enseigne sur la porte du bar disait « The First and Last », et la porte était double, à ressort, sans cesse poussée, laissant voir le mouvement de têtes isolées et de jambes sans corps. Le First and Last, c’était là. « Et les hommes furent condamnés à chercher des aiguilles dans des bottes de foin », pensa-t-il.
Publié en 1943, traduit en français en 1987 par Louis Jolicœur chez Christian Bourgois, le troisième roman de l’Uruguayen Juan Carlos Onetti a toujours de quoi profondément fasciner le lecteur contemporain, parvenant à extraire de l’imaginaire ô combien tortueux du coup d’État sud-américain, du putsch ou du golpe, du pronunciamiento ou du plan, comme il est souvent prudemment euphémisé, selon ses diverses formes concrètes, toute sa violence et toute sa confusion, toute son indécision feutrée, peut-être surtout, pour entrelacer irrévocablement le malheur individuel et la tragédie collective.
C’est grâce à Antoine Volodine, qui a inclus cet ouvrage dans sa présentation, lors de la soirée de septembre 2016 où il est venu jouer le libraire d’un soir chez Charybde (et on peut l’écouter ici, « Une nuit de chien » étant évoqué entre 19’18 » et 24’20 »), que j’ai eu une envie décisive de plonger dans cet auteur que jusqu’ici, avouons-le, je ne connaissais que de nom.
Prologue à la première édition : En 1942, lorsque ce roman fut écrit, des gens, en plusieurs endroits du monde, défendaient avec leur corps certaines convictions de l’auteur. L’idée que seuls ces gens participaient réellement à un destin considérable était triste et humiliante. Ce livre est issu du besoin – satisfait de façon mesquine et non compromettante – de partager les douleurs, les angoisses et l’héroïsme des autres. C’est, par conséquent, une tentative cynique de libération.
Ce n’est pas une nuit comme les autres, dans cette capitale sud-américaine non spécifiée, qui pourrait être Montevideo, bien entendu, ou toute autre grande ville portuaire du continent. Si en apparence la vie continue, les gens ordinaires dans les bars, les taxis dans les rues, les amants et les maîtresses dans les lits, cette nuit est décisive : les factions politiques fascisantes, ayant achevé leur infiltration de la police et de l’armée, passent enfin à l’action, après une phase délétère où les observateurs ont certainement senti venir le coup, et se sont lancées dans le processus d’arrestation, de torture et d’élimination des principaux opposants, leaders des partis révolutionnaires, responsables syndicaux, encore parlementaires trop tièdes, ou simplement dangereux suspects.
Ils se turent pendant qu’on ouvrait la porte et que des voix et des pas défilaient derrière eux. Ils burent un autre verre en silence et jetèrent les pièces de monnaie sur le comptoir.
– Une table se libère, dit Martins. Attends un moment et viens m’y rejoindre. Nous y serons mieux.
Ossorio le laissa s’installer puis s’approcha, demandant à voix haute la permission de s’asseoir. Martins haussa les épaules sans répondre. Aussitôt il dit : – Quelle est cette histoire de bateaux de réfugiés ?
Il ne pouvait lui parler ainsi sans le regarder, sans verre pour se dissimuler. Il commanda plus de vin ; il sentait maintenant qu’il n’allait pas partir, que tout était perdu, qu’à l’aube ils le tueraient.
Deux hommes hantent cette « Nuit de chien », cette course molle à l’abîme. Ossorio, cadre très important du parti révolutionnaire en voie de défaite définitive, court de rendez-vous clandestin en prise d’ordres auprès d’un commandement qui se délite, de récupération d’archives sulfureuses en élimination indispensable d’un dirigeant emblématique devenu fou sous la pression, à la merci déjà de toutes les trahisons de celles et ceux qui veulent sauver leur peau. Morasan, chef d’une police politique méticuleusement fascisante qui cette nuit-là sort véritablement du bois, se démène de son côté entre supervision d’interrogatoires musclés et tri parmi les dénonciations, rejet des simples racontars et arrestations de précaution, traque de ce qui compte et prudence face à ses propres ennemis, issus des autres factions du coup d’État qui prend forme et vitesse au cours de la folle nuit sans fin.
Morasan s’amusa à regarder les bagues sur ses doigts, puis il secoua la tête d’un air désabusé en pensant à la bande de pédés qui dirigeaient le mouvement dans la ville, songeant qu’il devait lutter contre eux, contre leur imbécillité, pour que les choses ne se gâtent pas, et songeant que hier seulement il avait obtenu ce qu’il avait demandé depuis un mois, depuis ce matin où il était allé voir le chef dans un endroit dont il ne se souvenait pas parce qu’il avait reçu l’ordre de l’oublier, et cela un autre mois après avoir dû se battre pour traverser la muraille de pédés et d’imbéciles qui entourait le chef ; et debout, tournant le dos à la fenêtre, regardant la lumière du jour dans le visage fatigué du petit homme en uniforme, qui acquiesçait de la tête depuis le fauteuil du bureau, il avait expliqué qu’il était nécessaire que la police laissât les mains libres à la police du chef ; le chef avait dit oui, et lui, Morasan, avait répété deux fois dans la conversation, une fois d’un ton doux et l’autre fois de sorte que tout le monde entendît, que son on n’obtenait pas cela, il ne pourrait être responsable de quoi que ce fût dans la ville.
La lutte politique, le passage à l’acte, la conquête révolutionnaire ont été popularisées en France après la deuxième guerre mondiale, avec la vogue extraordinaire des fictions de Jean-Paul Sartre des nouvelles du « Mur » en 1939 jusqu’à la pièce « Les mains sales » en 1948, avant de retomber plus tard dans une certaine désuétude. Seize ans avant « Les séquestrés d’Altona », par exemple, Juan Carlos Onetti avait su trouver une tonalité rare, ajoutant une écriture et une poésie uniques à la seule passion politique et combattante, en offrant à la lectrice ou au lecteur, pour des dizaines d’années, cette formidable oscillation entre le combat perdu et la fuite impossible, entre la franche trahison et la tendresse surnaturelle, moments incertains et éternellement figés au cœur même du chaos total et mortel.
Si elle sait où se trouve Barcala, je l’aurai attrapé avant la fin de la nuit et je lui sortirai tout ce qu’il a dans le ventre. Rendu là, personne ne m’échappe. Et en plus, il y a cette idée de bateau, à laquelle aucun de ces imbéciles n’aurait jamais pensé. Je ne les ferai pas descendre du bateau pour les emmener au poste. C’est moi qui m’y rendrai et le bateau ira faire une autre petite sortie de plaisance autour de la baie, pendant que l’orchestre jouera la Marche de janvier. En un soir, ils vont me payer tout ce que Barcala a fait cet été. Combien de temps aurai-je attendu cette nuit, toujours convaincu cependant qu’elle viendrait, qu’ils me le paieraient une fois pour toutes ?
Nourrie de l’histoire authentique de l’Amérique latine telle que la connaissait alors Juan Carlos Onetti, mais résonnant avec tout ce que l’on sait désormais de la manière dont le nazisme était arrivé au pouvoir dix ans plus tôt (et dont le Philip Kerr du Cycle berlinois a su, d’une toute autre manière, exprimer l’une des quintessences factionnelles, justement, cette guerre de tous contre tous à la puissance dix qui est l’une des marques de fabrique du fascisme et de la dictature), cette « Nuit de chien » conserve – et c’est authentiquement terrifiant – une indéniable actualité, illustrée dans le sang, trente ans après son écriture, par les vagues de dictatures répressives condorisées du Brésil, de l’Uruguay, de l’Argentine et du Chili, et qui ne peut hélas être remisée dans les oubliettes de l’Histoire tant que les possédants de tous acabits gardent en eux intacte cette ultime tentation d’en appeler au muscle brun pour se prémunir contre les partageux. Préfigurant en effet à bien des égards l’humour du désastre cher à Antoine Volodine, il n’est donc pas étonnant que ce magnifique roman compte au nombre des textes importants pour l’auteur de « Lisbonne dernière marge » ou du « Nom des singes », tout particulièrement.
Une nuit de chien de Juan Carlos Onetti, éditions Christian Bourgois, collection Titres
Charybde2
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