L'arrêt du juif errant

«L’histoire se déroule en hiver, entre fin 1959 et début 1960. On y parle d’une erreur, de désir, d’un amour malheureux et d’une question théologique inexpliquée. Certains édifices portent encore les stigmates de la guerre qui divisa la ville en deux, il y a dix ans. Au crépuscule, on entend en toile de fond les accords d’un accordéon ou les notes plaintives d’un harmonica derrière les volets clos.»

Paru en 2014, merveilleusement traduit par Sylvie Cohen pour les éditions Gallimard en 2016, le vingt-troisième ouvrage de fiction du romancier et essayiste israélien Amos Oz se déroule pour la majeure partie en huis clos dans une maison portant la patine de l’histoire au cœur de la Vieille Ville de Jérusalem. Centré autour de trois personnages solitaires et reclus dans cette demeure, le roman dure le temps d’un hiver, formant un récit empreint de nostalgie et d’une désillusion cruelle, un hiver de transformation pour le personnage central Shmuel Asch.

En ce début d’hiver 1959, Shmuel vient d’interrompre ses études universitaires et d’abandonner son mémoire de maîtrise sur «Jésus dans la tradition juive». Ancien adhérent du Renouveau du cercle socialiste, ce jeune homme émotif et distrait aux emportements de chien fou envisage de quitter Jérusalem par dépit amoureux, après que sa petite amie Yardena, lassée de ses discours politiques enflammés et de son manque d’attention, l’ait quitté pour épouser son ancien petit-ami, un hydrologue raisonnable, consciencieux et taciturne. Après la faillite de l’entreprise paternelle, Shmuel doit également travailler pour subvenir à ses besoins.

«Il était âgé d’environ vingt-cinq ans, corpulent, barbu, timide, émotif, socialiste, asthmatique, cyclothymique, les épaules massives, un cou de taureau, des doigts courts et boudinés : on aurait dit qu’il leur manquait une phalange. Des poils crépus, comme de la paille de fer, lui poussaient par tous les pores des joues et du cou. Sa barbe fusionnait avec sa tignasse frisée et rejoignait les boucles de sa toison. Hiver comme été, il avait l’air survolté, en sueur. De près, on était agréablement surpris de constater qu’il ne sentait pas l’aigre, mais une légère odeur de talc pour bébé.»

Il tombe par hasard sur une petite annonce et s’installe dans la vielle bâtisse, devenant l’homme de compagnie d’un vieillard invalide et atrabilaire, Gershom Wald. Il est chargé de faire la conversation chaque jour à cet homme érudit au corps disgracié et à l’esprit vif, au visage assombri par un regard dans lequel se devine un passé tragique. Atalia Abravanel, une quadragénaire fascinante mais murée dans une solitude froide habite aussi là avec Wald. Bien qu’ayant le double de son âge, son charme envoûte Shmuel qui voit le cours de la vie ralentir et chuchoter dans cet environnement reclus, «comme un filet d’eau qui s’écoule d’une gouttière et creuse une rigole dans le jardin.»

Cette maison, fragment rescapé d’un idéalisme avorté, était celle du père d’Atalia, Shaeltiel Abravanel, le seul dans l’environnement de David Ben Gourion à s’être opposé à la création de l’état d’Israël. Abravanel était convaincu que la décision de créer un état juif était une erreur tragique, qui mènerait inévitablement à un affrontement durable et sanglant. Ce personnage imaginaire, idéaliste rêveur opposé à tout nationalisme et finalement écarté du pouvoir, a fini par mourir dans cette maison en 1951, isolé et vilipendé par tous, considéré comme un traître à l’instar de Judas.

Le baiser de Judas, Gustave Doré

Dans sa chambre à l’étage de la maison hantée par les fantômes d’Abravanel et du fils de Wald tué dans des circonstances particulièrement atroces, Shmuel se replonge dans ses recherches sur les écrits juifs à propos de Jésus et développe sa propre version de l’histoire de Judas, dans laquelle il n’est pas un traître mais le plus fidèle des chrétiens, celui qui a convaincu Jésus de se rendre à Jérusalem – comme si Amos Oz avait voulu reprendre à la racine l’histoire du Christ, à l’origine de tant de haine et de crimes commis contre les Juifs depuis des siècles.

«Gershom Wald se plaisait à discourir longuement, avec une ardeur passionnée, sur la peur obscure que le Juif errant inspirait depuis la nuit des temps à l’imaginaire chrétien : « il n’est pas donné à n’importe qui de se lever un beau matin, se brosser les dents, boire son café et trucider Dieu ! Pour assassiner une divinité, il faut être plus puissant qu’elle, infiniment féroce et cruel. Jésus de Nazareth était une créature divine pleine de bienveillance et d’amour. Son meurtrier devait être plus fort, rusé et répugnant. Ces misérables déicides n’étaient en mesure d’exécuter leurs actes que s’ils disposaient des monstrueuses ressources du pouvoir et du mal. Voilà comment le Juif est perçu dans l’imaginaire de ses ennemis. Nous sommes tous des Judas.» 

Dans l’atmosphère des fins de journées hivernales, les liens se tissent entre ses trois solitaires au fil des discussions idéologiques et théologiques quotidiennes, ou de ces promenades nocturnes pendant lesquelles Atalia force Shmuel à se taire, pour contempler la lune qui éclaire les rues désertes de Jérusalem, à deux pas du no man’s land qui divise cette ville blessée, le laissant en fin de soirée «plein à craquer des mots» qu’il n’a pas pu lui dire.

Amos Oz

L’atmosphère de l’enfance évoquée de Shmuel, son reniement de ses parents mal-aimants et mal-aimés résonnent avec cet autre chef-d’œuvre d’Amos Oz, «Une histoire d’amour et de ténèbres», ses désillusions idéologiques évoquent l’utopie déçue du kibboutz d’«Entre amis». Shmuel apparaît aussi comme un traître pour tous ces reniements, mais il est surtout un homme rongé par l’amour trop rare et le vacillement de ses certitudes. Les scènes de «Judas» entremêlent les petites choses intimes et individuelles et l’Histoire en se faisant écho, composant un roman véritablement extraordinaire.

«Une nuit il rêva qu’il rencontrait Staline dans l’arrière-salle basse de plafond et enfumée du café où se réunissait le Cercle du renouveau socialiste. Staline avait chargé le professeur Gustav Eisenschloss de tirer le père de Shmuel de ses ennuis juridiques et de ses revers financiers. Depuis le toit de l’abbaye de la Dormition, sur le mont Sion, Shmuel, allez savoir pourquoi, avait désigné à Staline l’angle du mur des Lamentations situé au-delà de la frontière, dans le secteur jordanien de Jérusalem, Il avait été incapable d’expliquer à Staline, souriant sous sa moustache, les raisons pour lesquelles les Juifs avaient rejeté Jésus, et pourquoi ils campaient toujours sur leurs positions. Staline l’avait appelé Judas.»

Judas de Amos Oz, éditions Gallimard
Charybde7
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