L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'Idiot, un film sur "les gens qui crèvent comme des porcs, parce qu'ils ne sont rien pour personne"

L'Idiot, le dernier film de Yuri Bykov, est un portrait noir et trépidant des effets de la corruption sur la vie des russes ordinaires. Ici, un immeuble tombe en ruine, s'effondre littéralement. Seul se démène pour sauver l'affaire un plombier, l'Idiot, car faut-il être bête pour s'opposer à beaucoup plus fort que soi en Russie ! Même thème, donc, que le splendide "Léviathan" d’Andreï Zviaguintsev, qui avait fait scandale l'an dernier en Russie, avec sa dénonciation du pourrissement général de la société et de la cupidité amorale des dirigeants locaux, véritables seigneurs sur leur province. Le Ministère de la Culture avait été sommé d'expliquer pourquoi il aidait à sortir des films qui "salissaient l'image de la Russie à l'étranger", avec pour conséquence l'arrêt presque total depuis de l'aide aux films d'auteur. Pas moins intéressant que "Léviathan", "L'Idiot" s'y prend autrement pour faire avancer la société en essayant de l'impliquer. Explication du cinéaste au Courrier de Russie.

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LCDR : L’idiot est votre troisième long-métrage, après Jit (« Vivre ») et Le Major. Tous les trois sont très sombres, touchants et violents. Où puisez-vous cette noirceur ?

Y.B. : Je suis un cinéaste, je suis attiré par les sujets épineux et les problèmes que rencontre la société. Ça m’intéresse de savoir comment les gens surmontent leurs difficultés. Je ne parle pas de violence mais d’émotions. Le Major était basé sur l’affaire Evsioukov, ce policier qui avait tiré sur des gens dans un supermarché en 2009. La population avait été interpellée par cette tragédie, et j’avais envie de tourner un film sur l’arbitraire dans la police russe : un agent renverse un enfant sur la route, tente d’étouffer l’affaire avec ses collègues mais finit par se repentir. Le film montrait notamment à quel point la police se croyait tout permis en pensant être protégée par le pouvoir. L’idiot, lui, montre le pouvoir des fonctionnaires de province. C’est un cinéma d’auteur, il attire l’attention des spectateurs sur les problèmes de la société. C’est très important pour faire réfléchir. La Russie que je filme existe, je n’invente rien, et il me plaît de l’observer.

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LCDR : De nombreuses critiques s’élèvent en Russie, lorsque des films présentant une image négative du pays sont diffusés à l’étranger. Je pense notamment au scandale autour de Leviathan, d’Andreï Zviaguintsev.

Y.B. : Leviathan montre une image radicalement négative de la province russe, et il a bénéficié d’un accueil chaleureux en Occident. Le film a été primé à Cannes, aux Golden Globes, nommé aux Oscars… On en a parlé dans tous les médias, y compris sur les chaînes de télévision publiques. Le ministère de la culture russe s’est retrouvé dans une situation embarrassante : il avait soutenu un film dirigé contre l’État et qui critiquait violemment la politique fédérale dans les régions russes. Andreï Zviaguintsev est devenu une sorte d’ennemi, la population s’est posé des questions : pourquoi notre argent permet-il de financer des films qui nous présentent comme des bouseux ? Les Russes sont très susceptibles, comme des enfants. Cela ne signifie pas qu’ils sont mauvais, simplement, ils sortent de 70 ans d’esclavage communiste et des tumultes des années 1990. Si tu froisses un Russe, que tu parles avec lui sans faire de compromis et que tu essaies de lui imposer une marche à suivre, sa réaction sera forcément négative – tu deviendras un ennemi.

LCDR : Avez-vous connu des problèmes semblables avec L’idiot ?

Y.B. : Mon film est également sorti dans les salles en Russie et à l’étranger, mais à moindre échelle que Leviathan. Et surtout, à la différence de ce dernier, L’idiot utilise un langage cinématographique simple. Il a rapidement été piraté, et la société russe et l’intelligentsia ont pu se faire une idée du film. Et les gens ont compris que L’idiotparle de problèmes russes à des Russes, afin d’entamer un dialogue dans le pays. En revanche, mon film a engendré des tensions au sein du milieu cinématographique. Sorti au même moment, L’idiot a été comparé au film d’Andreï Zviaguintsev, ce qui a créé une vraie scission au sein de la communauté. Deux camps se sont formés : celui de L’idiot, pro-Poutine, et celui de Leviathan, la classe libérale « éclairée ». C’était incroyable, et totalement injustifié. Zviaguintsev est simplement plus mature que moi, plus radical, il ne craint pas de faire un cinéma dépressif, pessimiste et complexe, alors que je suis plus proche des gens.

LCDR : Comment vous adressez-vous aux gens, justement ?

Y.B. : Je pense qu’il faut aller vers le dialogue. Il ne faut pas reprocher au peuple russe son développement « trop lent », sinon il risque de s’isoler et de soutenir le pouvoir, qui l’utilisera. Par exemple, les libéraux ne devraient pas comparer le monde russe au fascisme, comme ils le font aujourd’hui. Il faut être plus délicat avec ses concitoyens. Il faut construire des ponts entre les couches de la société et ne pas traiter tout le monde d’idiots et partir vivre en Europe.

LCDR : Le scandale autour de Leviathan a également marqué une rupture dans le financement public du cinéma en Russie. Le ministre de la culture n’a pas hésité à dire qu’il ne voyait pas de raison de financer des films sur la « Russie-caca »…

Y.B. : La situation est très ambiguë. D’un côté, Andreï a exprimé sincèrement ce qu’il voulait dans son film, mais de l’autre, il a fait fermer le robinet des financements pour le cinéma d’auteur. Les conditions qu’exige aujourd’hui le ministère de la culture ne laissent plus de place à des scénarios traitant de problèmes sociaux ou d’une possible lutte contre le pouvoir. Le budget est destiné à des productions militaro-patriotiques ou à des mélodrames. Je ne qualifierais pas cette politique de censure – personne n’interdit de projeter quoi que ce soit –, mais il est plus difficile de trouver l’argent nécessaire à la production.

Propos recueillis par Thomas Gras, le Courrier de Russie