La tragédie grecque revue par Romeo Castellucci rencontre le tragique des attentats

L’homme et son action se profilent, dans la perspective propre à la tragédie, non comme des réalités stables qu’on pourrait cerner, définir et juger, mais comme des problèmes, des questions sans réponses, des énigmes dont les doubles sens restent sans cesse à déchiffrer.
— Jean-Pierre Vernant

Avertissement du metteur en scène à la suite des attentats du 13 novembre :

 "Le Metope del Partenone a été créé en juin 2015 à Bâle, dans le cadre de la foire d’art contemporain d’Art Basel. La forme du spectacle auquel vous allez assister est en tous points identique à celle de Bâle. Rien n’a changé. Ni les actions, ni le temps, ni le mode dramatique.

Comme là-bas, ici aussi, l’espace n’a pas de tribune. Idéalement, c’est comme être dans la rue : on est debout, on marche, on forme des cercles spontanés autour des actions. On voit des corps tomber, on lit des énigmes projetées sur le mur.

Maintenant, c’est moi qui parle, Romeo Castellucci ; je voudrais vous dire mon état d’esprit.

Le Metope del Partenone a le malheur de contenir des images identiques à ce que les Parisiens viennent de vivre il y a seulement quelques jours. Cette action a le malheur particulier d'être un miroir atroce de ce qui est arrivé dans les rues de cette ville. Images difficiles à supporter, obscènes dans leur exactitude inconsciente.

Je suis conscient que trop peu de temps a passé pour traiter cette masse énorme de douleur et que nos yeux sont toujours grands ouverts sur la lueur de la violence. Je suis conscient de cela et je vous demande pardon.

Mais je suis impuissant et ne peux rien faire face à l’irréparable que le théâtre représente.

Voilà, en ce moment il me semble plus humain d’être là. Être ici aujourd’hui signifie qu’il faut être présent et vivant, devant les morts."

 

Le tragique moderne de Castellucci, back to basics !

La tragédie antique visait à donner à l'homme grec une image de sa place dans la société. L'avoir oublié n'a en rien changé sa fonction. Et la force des Frises du Parthénon est toute là, dans la remise en route d'une fonction première du théâtre. Se voir au monde et face au monde…


Romeo Castellucci opère un retour à la tragédie grecque, mère de tout les théâtres européens. Le metteur en scène italien n’a cessé de faire remonter les gestes fondateurs de notre culture, écrits et non-écrits, pour les réactiver et y soumettre notre présent. Grecs sont bel et bien les référents historiques immédiats des trois pièces présentées cette saison : Orestie (une comédie organique ?) ; Ödipus der Tyrann ; Le Metope del Partenone, qui s’inscrivent dans la fenêtre spatio-temporelle aussi étroite qu’éblouissante du siècle de Périclès. Phidias et les siens sculptent les métopes – les frises – du Parthénon entre le moment où, sur le flanc de la colline athénienne, dans le théâtre de Dionysos, Eschyle donne L’Orestie (458) et Sophocle Œdipe Roi (autour de 420).

Au mitan d’une époque où la cité par excellence invente cet art nouveau : la tragédie. De même qu’Eschyle ou Sophocle ont extrait de légendes héroïques le matériau de leurs tragédies et en ont fait œuvre littéraire,  Castellucci extrait son propre matériau de L’Orestie ou de Œdipe roi, pour élaborer son œuvre scénique. Nombreuses sont les figures qui voyagent ainsi d’œuvre en œuvre, ainsi des références baconiennes mettant en regard les images d’Orestie (une comédie organique ?), et le fascinant triptyque final d’Ödipus der Tyrann? Une composition qui vient reposer la question chère à Deleuze des couleurs et de la teneur de la chair chez Bacon. De même, le “Tout homme qui souffre est de la viande” du philosophe pourrait faire écho aux terribles accidents provoqués par le metteur en scène dans Le Metope del Partenone. Quoique la catastrophe, même répétée, soit de toute autre nature que la tragédie, Castellucci s’évertue à en déplacer le sens immédiat par un balancement déchirant, en dispensant dans le temps même de l’action des “devinettes” écrites.

La tragédie grecque était une sorte d’appel profond à chacun, elle était capable de dire le nom de chacun, à travers le langage et pas seulement. C’était un rapport profond à l’individu et le fait d’une communauté. A l’opposé de l’industrie du spectacle qui exige que chacun soit seul parce qu’il n’y a pas de conscience, mais une forme d’anesthésie très douce.
— Romeo Castelluci


Y a t-il dans votre travail une réflexion sur ce que serait une identité européenne ?
Romeo Castellucci : La pensée européenne est sans cesse obligée de se replonger dans le monde grec. Dans la philosophie, dans l’esthétique, dans la peinture, dans l’architecture, il reste le point de référence. Même un tableau de Bacon, apparemment le plus éloigné possible de la rigueur esthétique antique reste une référence à la Grèce. C’est une sorte d’étoile polaire. L’Europe ne peut oublier son enracinement dans la Grèce, avec la naissance de la raison, de la démocratie, de l’esthétique. On est encore là. Il faut penser qu’on est là. Il faut le penser, parce que ce n’est pas le passé mais le futur.

N’y-a-t-il pas actuellement des forces puissantes qui voudraient l’effacer ?
Romeo Castellucci : Oui, parce que la Grèce représente la conscience. Chaque objet esthétique, chaque pensée, chaque discours fait référence à votre place en tant que spectateur. La tragédie grecque était une sorte d’appel profond à chacun, elle était capable de dire le nom de chacun, à travers le langage et pas seulement. C’était un rapport profond à l’individu et le fait d’une communauté. A l’opposé de l’industrie du spectacle qui exige que chacun soit seul parce qu’il n’y a pas de conscience, mais une forme d’anesthésie très douce. Il n’y a aucun scandale. Il faut récupérer l’idée du scandale dans le sens grec. Le scandale, c’est la pierre qui vous fait trébucher, qui vous oblige à interrompre votre marche et considérer votre position pour vous imposer un choix. L’esthétique impose de choisir.

Extraits de l'interview de Romeo Castellucci par Jean-Louis Périer

Le Metope del Partenone de Romeo Castellucci -> 29 novembre
lun. au sam. 13h et 19h,dim. 13h et 18h, relâche mer.
Grande halle de la Villette - 211, avenue Jean-Jaurès – 75935 Paris Cedex 19