Hommage à Roger Heim, écologiste, mycologue et psychonaute

Suite au succès (inattendu pour nous) de notre article sur l'exposition "Psilocybine. Quand la psychiatrie observe la création" au Musée Singer-Polignac, nous vous proposons cette étude de Dominique Guillet sur Roger Heim, considéré par beaucoup comme l’un des maîtres de la Mycologie du 20 ème siècle, et psychonaute. Chose que nous voyons avec beaucoup de respect. Et qui est la spécialité de la revue Xochipelli

 

 

 

Avant-propos. A la lecture du magnifique article de Philippe Godin, L’Art psychédélique sous contrôle médical, je me suis dit que mon hommage à Roger Heim, rédigé en 2009 – et posté dans ma rubrique Psychonautes avec ses aquarelles et des reproductions des Annales du Muséum –  était en parfaite harmonie avec les objectifs déclarés de mon nouveau site et je l’ai donc reposté.

Philippe Godin analyse, dans son article, la stupéfiante exposition qui se tient au Musée Singer-Polignac: Psilocybine. Quand la psychiatrie observe la création. «L’idée que l’on puisse observer des pathologies psychiatriques, pour de brefs moments, grâce à des substances hallucinogènes fut même l’un des leitmotivs de cette époque. Et, découvrir que des artistes et des volontaires ingéraient durant les années 60, dans l’enceinte même de Sainte-Anne, des champignons hallucinogènes sous le regard bienveillant de psychiatres cultivés (expérimentant parfois eux-mêmes ces drogues), pourrait être la plus stupéfiante des nombreuses surprises offertes par l’exposition. Car, à la différence des nombreux livres et expositions qui ont souvent rappelé l’accointance bien connue entre artistes et drogues, on apprend ici que la plus prestigieuse institution psychiatrique de France a été le théâtre d’une alliance baroque entre créateurs d’avant-garde, psychiatres progressistes et mycologues. Tout ceci sur fond d’expérimentations d’un champignon hallucinogène, la psilocybine.»

Roger Heim (1900-1979) fut Directeur du Muséum d’Histoire Naturelle à Paris (de 1945 à 1960), il fut Président de l’Académie Nationale des Sciences et il fut même Président de l’Union Internationale de la Conservation de la Nature (de 1954 à 1958). Il fut aussi président de la Fondation Singer-Pollignac. Il présida au VIIIe Congrès International de Botanique à Paris en 1954. Il fut Grand Officier de la Légion d’Honneur, titulaire de la Croix de Guerre, titulaire de la médaille pour la Résistance, Commandeur de l’Ordre des Arts et Lettres, Commandeur de l’Ordre du Mérite Agricole, Commandeur de plusieurs ordres du Japon, du Mexique et d’autres pays, etc, et même au conseil d’administration de la Fondation Teilhard de Chardin, un paléontologue jésuite non-conformiste…

Ce fut donc, un homme très respectable, eu égard aux critères conventionnels, au contraire de mon humble personne, vieil hippie anarchiste que je suis – aux boucles d’oreilles de gypsie perpétuel – fumeur de cannabis et communiant à l’Ayahuasca et aux champignons Psilocybes. Par contre, son discours fut, tout autant que le mien, un appel à la subversion, à l’insoumission. C’est pour cela que les Autorités l’ont, prestement, jeté aux Orties de l’Histoire. Et, peut-être, parce qu’il communiait lui aussi aux champignons Psilocybes et qu’il encourageait autrui à le faire. Mais que faisait donc la Brigade des Stupéfiants??!! Xochi. 

«Un autre aspect…, c’est celui dont bien des gouvernements ne parlent pas, qu’ils ignorent ou qu’ils méprisent et pourtant il est inséparable du progrès alors que la civilisation de masse, dont l’évolution régressive nous submerge, l’oublie malgré les apparences. Notre siècle est paradoxalement celui de l’ignorance, j’entends qu’il est à la fois celui de la technique aveugle et d’un irrationnel souvent primaire et incohérent que déchaîne un scientisme outré et inhumain. Ajoutons que cette civilisation est celle que créent la satiété des commodités et la lassitude de l’effort».1

Ce n’est pas un extrait d’un “Manifeste d’une Insurrection qui Vient”, non, c’est l’un des nombreux constats exprimés par Roger Heim dans les années 60, face à “l’Angoisse de l’an 2000”.

Roger Heim est l’un de mes héros et, si ce n’était que pour une seule raison, ce serait pour avoir osé, en janvier 1963, qualifier la mafia de l’agrochimie “d’empoisonneurs publics”.

Et n’en déplaise à tous les clowns pathétiques qui s’agitent dans l’arène publique (quelque soit la couleur de leur cirque) et à tous les grands moulins à vent qui ne font que moudre de la mauvaise graine et brasser de l’air empoisonné dans le désert culturel des embouteillages, l’oeuvre de Roger Heim ne peut être dis-qualifiée comme étant celle d’un soixante-huitard attardé, d’un doux passéiste rêveur ou d’un membre d’une hypothétique “ultra-gauche”.

Roger Heim (1900-1979) fut Directeur du Muséum d’Histoire Naturelle à Paris (de 1945 à 1960), il fut Président de l’Académie Nationale des Sciences et il fut même Président de l’Union Internationale de la Conservation de la Nature (de 1954 à 1958). Il fut aussi président de la Fondation Singer-Pollignac. Il présida au VIIIe Congrès International de Botanique à Paris en 1954. Il fut Grand Officier de la Légion d’Honneur, titulaire de la Croix de Guerre, titulaire de la médaille pour la Résistance, Commandeur de l’Ordre des Arts et Lettres, Commandeur de l’Ordre du Mérite Agricole, Commandeur de plusieurs ordres du Japon, du Mexique et d’autres pays, etc, etc.

C’était un mycologue éminent qui publia de très nombreux ouvrages et entre autres: “Les champignons toxiques et hallucinogènes du Mexique”, “Termites et Champignons”, “Les Champignons d’Europe”, “Les champignons toxiques et hallucinogènes” et “L’Angoisse de l’an 2000”. Tous ces ouvrages ne sont malheureusement pas réédités.

Roger Heim. 1900-1979

Roger Heim, l’Ecologiste

Pourquoi ses recherches ont-elles été reléguées aux oubliettes de l’histoire? Ses prises de position très écologiques devaient certainement irriter la mafia de l’agrochimie qui avait pris le pouvoir en France avec la complicité des administrations, de l’INRA et de certains “scientifiques”. En 1963, il rédigea l’introduction de la traduction de l’ouvrage de Rachel Carson “Le Printemps Silencieux”, (non réédité depuis 1972!), le premier ouvrage à dénoncer l’emprise de la mafia de la chimie agricole et des pesticides. Il y écrivit: «On arrête les “gangsters”, on tire sur les auteurs des “hold-up”, on guillotine les assassins, on fusille les despotes – ou prétendus tels – mais qui mettra en prison les empoisonneurs publics instillant chaque jour les produits que la chimie de synthèse livre à leurs profits et à leurs imprudences?» En clair, si l’Etat n’est pas capable de protéger le peuple, quand le peuple se portera-t-il partie civile pour amener devant les tribunaux tous les empoisonneurs publics, les Monsanto, les Syngenta, les Bayer, les Basf et tous les autres?

Durant la dernière guerre mondiale, Roger Heim avait été arrêté en août 1943 par la Gestapo, déporté à Buchenwald, puis à Mauthausen, et enfin au commando de Gusen où il y subit 14 mois de tortures. Qui d’autre, mieux que lui, pouvait savoir que les dirigeants de Bayer/IG Farben, qui produisaient le zyklon B et qui utilisèrent les esclaves de Mauthausen/Gusen dans leurs usines, ne passèrent que quelques années en prison et qu’on les retrouva très vite à la tête des empires de la chimie et de l’agro-chimie qui dévastent la biosphère?

« Car le procès est dorénavant ouvert, sans risque cette fois d’étouffement. Et c’est aux victimes de se porter partie civile, et aux empoisonneurs de payer à leur tour. Nos avocats seront ceux qui défendent l’Humain, mais aussi la Vie, toute la Vie. C’est à dire notre berceau, puis notre lit de repos, l’air et l’eau, le sol où dorment les semences, la forêt où chante la faune et l’avenir où luit le soleil. En d’autres termes, la Nature. Celle d’où nous venons; celle où nous allons souvent; celle où nous irons à tout jamais.»2

Aux USA, Le Printemps Silencieux de Rachel Carson avait déclenché une vaste prise de conscience et beaucoup de polémiques.

«Le 22 octobre 1963, dans la Salle du Congrès à Washington, devant une assistance attentive et vibrante, lors de la célébration du premier centenaire de l’Académie Nationale des Sciences de Washington, le Président John Kennedy prononça un remarquable discours, qui fut sans doute le dernier avant le drame atroce qui devait éliminer des assises internationales l’un des esprits les plus pénétrants de notre temps. Dans cette allocution, le Président des Etats-Unis, livrant l’exemple à d’autres chefs d’Etat, aborda avec fermeté, avec précision, le thème majeur de la pollution par les corps chimiques répandus à profusion, de la destruction des équilibres naturels, de l’érosion des sols. L’immense assemblée qui l’écoutait savait déjà l’ampleur de l’enjeu. Indiscutablement, elle était éclairée et elle réagit à l’unisson dans une explosion frénétique d’acclamations. Le nom de Rachel Carson, sur chaque lèvre, s’imposait parmi ceux dont le poids ou la lutte étayait un tel propos. John Kennedy mettait l’accent en priorité, sur le problème peut-être le plus grave avec lequel notre siècle se trouve confronté. Ici encore, son intelligence et son courage achevaient de dessiner les contours de l’homme, j’entends de celui qui mérite son nom. Je sortis, de cette cérémonie émouvante, moins pessimiste: il y avait quelque chose de changé aux Etats-Unis.»3

Roger Heim pécha par manque de pessimisme: le procès fut quand même relativement étouffé. Monsanto lança aux USA une vaste campagne pour détruire la réputation de Rachel Carson. Quant au courage et à l’intelligence du Président John Kennedy, il n’eut pas l’opportunité de les exercer face à la toute-puissance de l’Empire de la chimie: il fut assassiné quelques semaines plus tard.

En France, l’ouvrage décisif de Rachel Carson fut suivi par celui de Gunther Schwab “La Cuisine du Diable” en 1964, par celui de Bernard Charbonneau “Le Jardin De Babylone” en 1969, par celui de Jean Dorst “Avant que Nature ne meurt” en 1969 (préfacé par Roger Heim) et par celui de Roger Heim “L’Angoisse de l’an 2000”, un recueil de textes dont il rédige la post-face en septembre 1972. Le mois suivant, Pierre Fournier lança la revue “la Gueule Ouverte” dont le n°12 d’Octobre 1973 titre “Quelle Terre laisserons-nous à nos enfants?”. Mais tout comme il fallut attendre 30 ans pour que la lutte contre l’amiante initiée par les militants de la Gueule Ouverte porte ses fruits, il fallut encore attendre une trentaine d’années avant que n’éclate le scandale de l’éradication des abeilles par le Gaucho et le Régent, avant que ne soient publiés les ouvrages du cancérologue Dominique Belpomme, avant que ne soit publié l’ouvrage de Nicolino et de Veillerette “Pesticides: révélations sur un scandale Français”.

Les tout premiers lecteurs de La Gueule Ouverte, dont j’étais, n’auraient jamais pu imaginer que la forme d’écologie politique qui commençait à poindre à cette époque allait se déliter, 35 ans plus tard, dans la grande farce du Grenelle de l’Environnement. Nicolas et Pimprenelle, le joueur de pipeau et le marchand de sable! Aux antipodes de Kokopelli, le joueur de flûte bossu, le Dissident, l’Hérétique.

Et nous voici en 2009: toutes les nappes phréatiques sont polluées, les sols sont brûlés, l’humanité se meurt de cancer, les hommes deviennent stériles et l’agriculture chimique couvre en France 98% des terres. La Biosphère est ravagée.

Et qui pourrait prétendre ne pas savoir? Ecoutons encore Roger Heim:

«Car l’industrialisation aveugle, la concentration dans notre malheureux hexagone des bouffées de pollution, chimique autant que radioactive, qui obscurcissent l’atmosphère, troublent les eaux d’acides, de sels, de carbures, imprègnent les terres de telles traces, les introduisent et les concentrent dans les tissus des végétaux, les cellules du plancton, dans les viscères et les glandes des animaux, d’où les nôtres – le foie en premier lieu – les absorbent, tout cela correspond au déroulement d’une mécanique qui ne construit que rarement sans détruire parce que ses forces sont actionnées souvent par le strict souci financier et non par l’intérêt collectif, et par les méconnaissances précises du vivant, y compris l’homme.»4

Ce que Jean-Pierre Berlan de l’INRA et le Professeur Bonmatin du CNRS, et bien d’autres, dénoncent de nos jours quant à la folie de faire la guerre aux insectes, Roger Heim l’a dénoncé, il y a près d’un demi-siècle:

«Mais en tout cas, les insectes déprédateurs alimentent l’excitation guerrière des ignorants qui n’ont point entendu parler, naturellement, des insectes utiles, des amis des cultures, et du rôle du monde entomologique dans les équilibres de la Nature qui sont le grand bienfait de la Terre. Fort heureusement pour ces arthropodes, et pour la vie terrestre, l’Insecte, précurseur de l’Homme depuis 500 millions d’années, peut découvrir encore dans son sac les astuces que les espèces qui le composent sont fort capables de mettre en oeuvre. Si l’Homme veut la guerre, l’Insecte la lui fera, et l’Homme saura l’aider par son imprévoyance et sa stupidité, que son génie ne suffira point à compenser. C’est la moralité objective de cet ouvrage. Livrons-là comme un souverain avertissement.»5

Roger Heim dénonce ces «hommes stupides, égarés par l’orgueil, des frénétiques du combat, des agitateurs du progrès, qui se lèvent pour exiger une guerre totale, sans répit, sans pitié, sans distinction. Car l’insecte est pour beaucoup d’individus l’être répulsif, de même que le champignon l’est pour l’Anglais – qui associe d’ailleurs ces deux êtres, dont l’Amanite tue-mouche n’est que le symbole.»5

Près d’un demi-siècle avant que Fabrice Nicolino ne dénonce la corruption de certains fonctionnaires dans les Hautes Administrations (qui ont été achetés par l’agrochimie), Roger Heim l’évoque en des termes peu mitigés:

«…des vociférations d’une minuscule poignée de bureaucrates devenus mercenaires d’intérêts privés»,6 et «… les rictus de quelques ignorants, le souci des tenanciers de comptoirs de vente et les réserves de fonctionnaires en grande partie responsables d’une situation sur laquelle la grande journaliste américaine a concentré les feux de son projecteur.»7

«Aux Etats-Unis aussi, le volume avait soulevé la colère et l’inquiétude de ceux marchands et bureaucrates, dont les clameurs ont dû s’éteindre devant la véracité des affirmations qu’ont mis au point les chercheurs, des praticiens de l’expérience rigoureuse, intégrale; mais si ces derniers proposent, c’est l’incompétence qui dispose ou impose.»8

En fait, le constat est hallucinant, attristant mais véridique: Roger Heim (et Rachel Carson, Bernard Charbonneau, Gunther Schwab, Jean Dorst et bien d’autres) avait déjà tout écrit, tout décrit, tout dénoncé dès le début des années 60:  «…les ruches d’abeilles peu à peu deviendront désertes et bien des fleurs ne seront plus fécondées.»9

«Une ère de prospérité s’ouvrait pour les fabricants de produits insecticides. Souvent sans essais suffisants, sans contrôle efficace, dans l’impatience peu compatible avec la prudente attente de résultats à long terme, seule garantie expérimentale, des applications servies par des moyens puissants étaient entreprises.»11

«Mais ce seul territoire, dont la chimiothérapie est le moyen ou le prétexte et dont la pollution est la suite et le tribut, a pris depuis la fin de la deuxième guerre mondiale une extension telle qu’elle est venue rapidement se ranger sur la même colonne que le feu et la chèvre, la hache et le fusil ou, pour parler le langage du siècle, le bulldozer et la mitraillette.»12

Roger Heim alerta aux grands dangers que représentent la déforestation et la désertification qui, au rythme de 10 000 tonnes de sols érodés toutes les 4 secondes (76 milliards de tonnes de sols tous les ans), se traduira par la disparition du dernier gramme de terre arable vers 2050.28

«Les agents naturels de destruction ne suffisent plus à digérer les résidus de la civilisation technique. Inexorablement, les déchets distillent leurs poisons, stérilisent les terres, les airs, les mers et les fleuves. Déforestation, érosion, désertification, pollution et logiquement désertion10

«… Les Etats-Unis nous en livrent un exemple. Après les exterminations massives et en grande partie irréversibles qui ont saccagé ce pays au 19 ème siècle – l’anéantissement des Indiens et de leurs civilisations, celui de nombreuses espèces animales, des bisons entre autres, la ruine des terres – après et avant le chancre de l’érosion et la pollution grandissante….»29

« Vous avez été saisi par la mystique de la forêt comme d’autres le sont de l’océan ou de la montagne ou même du désert. Chaque homme découvre le biotope de ses préférences, son asile en quelque sorte. Et la forêt, c’est l’arbre. Pour les Arabes, il est l’ennemi;31 et pour le Nordique, le décor… Ces forêts anciennes, notamment Africaines, vous aurez été en effet l’un des derniers sans doute à les avoir connues dans le détail. Nous savons qu’un jour viendra, peut-être peu éloigné, où il ne restera rien de tout cela. J’entends que dans peu, très peu de décennies, il n’y aura plus de grandes forêts en Afrique. Les Noirs et les puissantes compagnies européennes et américaines s’affairent actuellement à dévaster selon des coupes à blanc ce qu’il en reste. L’Afrique est mal partie, et vous le savez bien, pour cette raison avant toute autre. Ce qui demeure aussi inquiétant à nos yeux, ici même, c’est que le devenir des sciences de la Nature va de pair avec l’avenir de la Nature elle-même. Les pouvoirs publics en porteront la responsabilité essentielle; ils suivent le flot au lieu de le remonter. Une bonne partie des hommes s’habitue aux déserts et s’entend d’ailleurs fort bien pour les édifier.»30

Roger Heim annonce ainsi la disparition totale des grandes forêts et leur évocation future par des maquettes en plastique!

«En ce temps qui viendra, où tout sera calculé selon les normes des ordinateurs, ces rescapés de votre domaine et de vos enseignements écrits sauront donner aux archivistes de l’ère martienne les indications qui permettront de refaire aussi exactement que possible, selon des procédés rapides et à échelle réduite, les forêts de l’antique Amazone, de l’ancien Oubangui, du lointain Cambodge telles que André Aubreville les avait parcourues et décrites. Mais, cette fois, ce sera en matière plastique, bien entendu.»30

Il semblerait que Roger Heim ne nourrissât pas beaucoup d’espoirs pour «celui qui a déclenché la mécanique. L’homme, ultime anneau de cette chaîne de mort9 Et sans doute pas beaucoup plus d’espoir pour l’entièreté de la Biosphère:

«Le « bilan » concerne tout d’abord la vie animale de la planète et la lutte sans merci que les organismes privés, la propagande commerciale et l’ignorance de tous ont déclenchée soit directement, soit par répercussion, sur les oiseaux, les poissons, les insectes et, par leur intermédiaire, sur les hommes et sur l’avenir de leurs races.»13

«… Mais ce qui sépare 1802 de 1970, c’est qu’alors il était encore temps de sauver la Nature. Aujourd’hui, il est sans doute trop tard. Sauf si les hommes – j’entends les citoyens, je veux dire les électeurs – le voulaient et surtout l’imposaient26(mots mis en exergue par Roger Heim).

« Car en un siècle et demi, la population du monde a triplé. Dans cinquante ans, elle aura doublé. Il reste à l’enfermer dans d’immenses fourmilières ou l’attendent promiscuité, indiscrétions, dépressions, névroses et suicides.»10

En 1967, Roger Heim a pressenti une Insurrection qui vient, c’est une petite, Mai 1968, qui sera vite digérée et récupérée par le Capitalisme. Mais l’Insurrection qui vient, celle qui se profile à l’horizon, celle de tous les peuples de la planète contre les Dominateurs, contre les Autorités, contre les puissances mafieuses de l’argent, on peut penser qu’il l’a aussi pressentie:

«Mais l’Homme ne résiste et ne résistera ni aux psychoses, ni à la faim, ni à l’asphyxie, ni au bruit inextinguible, ni au silence qu’a laissé la mort des espèces à tout jamais éteintes, pas plus qu’il ne résisterait au froid intense ou à la chaleur brûlante. Il reste dans sa physiologie, dans son esprit, dans son intelligence, ce qu’il a été, ce qu’il sera, ce à quoi il est voué devant l’inéluctable de son destin.

La Terre, d’où il est venu, était et demeure faite pour lui de même que les images mouvantes qui la peuplent. Il lui faut découvrir le compromis dans l’amour de la vie, mais de toute la vie.

Car il n’y aura plus de place pour le grouillement des hommes quand la Nature ne chantera plus.»13

En d’autres termes, et en toute simplicité, si les peuples de la Terre ne s’unissent pas pour s’insurger et pour se porter partie civile à l’encontre des empoisonneurs et des tyrans, la Biosphère est condamnée et l’Humanité avec elle.

 

Roger Heim, le Mycologue

Roger Heim fut considéré par beaucoup comme l’un des maîtres de la Mycologie du 20 ème siècle. On lui doit, par exemple, d’avoir largement contribué à la redéfinition de l’ordre des Agaricales.

 

Roger Heim en 1969, avec Gordon Wasson, dans les montagnes du Mexique, triant parmi des milliers de champignons psilocybes secs

Il s’attacha à l’étude de l’organisation des champignons dits supérieurs et conçut une vision globale sur la phylogénie, les affinités génériques et les limites des espèces chez les Asidiomycètes. L’ouvrage qui constitue sa thèse de doctorat, soutenue en 1931, marqua un jalon dans l’histoire de la mycologie. Il est illustré de planches à l’aquarelle, dues à Roger Heim lui même. Il insista sur les caractères olfactifs de la chair, liés à la présence d’huiles essentielles contenues dans les réseaux de mycélium. Pour lui, l’introduction de données biochimiques dans la systématique était une absolue nécessité. De plus, il élabora un nouveau tableau de l’évolution des champignons permettant de mettre en exergue la continuité entre des formes jusqu’alors très dispersées.

Ce fut un explorateur, un aventurier, un chercheur infatigable, un écrivain prolifique qui produisit plus de 560 ouvrages, articles, essais, etc, dont une partie était magnifiquement illustrée par lui-même car il se révéla être un artiste de talent.

Il fonda les Annales de Cryptogamie Exotique en 1928 et la Revue de Mycologie en 1936. Entre autres très nombreux ouvrages sur les champignons, on peut noter Les Champignons (1948), Termites et Champignons (1977), Les Champignons Toxiques et Hallucinogènes (1978).

Il entreprit de très nombreuses missions de par le monde et rédigea des études sur la systématique et la biologie des champignons des contrées qu’il visita. Il consacra plusieurs mémoires aux relations entre les termites et les champignons (ces derniers profitent du sol des termitières pour développer leur mycélium).

Ce qui commande l’admiration dans l’oeuvre de Roger Heim, c’est sa vision holistique qui en fit un véritable Léonard de Vinci de la Mycologie. Roger Heim fut un être de relations, de synergies, passionné par la co-évolution entre tous les règnes de la Nature.

«Les relations entre l’Homme et les Champignons imposent de vastes limites à la Mycologie, qu’élargissent encore les liens avec ceux-ci auxquels participent insectes, poissons, végétaux, en bref tous les êtres vivants. Le vingtième siècle a déjà ajouté à cette proximité, aux profits et aux méfaits qui la prolongent, de nouveaux et parfois rententissants chapitres: la toxicologie, l’ethnobotanique, la pharmacologie, la thérapeutique, la psychiatrie, la pathologie, l’histoire des religions, l’électronique, l’alimentation, la gastronomie, voire la parfumerie, la divination et la magie, sont désormais plus ou moins associées à cette science autrefois purement descriptive dont les premiers maîtres depuis Clusius jusqu’à Persoon, ne pouvaient soupçonner le pouvoir caché…

L’homme et le champignon sont faits soit pour s’entendre, soit pour se heurter. Face à face, comme dans un miroir, l’un répète l’autre dans sa symbolique ou affective signification; l’homme utilise le champignon ou le rejette, l’admire comme une créature divine, ou le fruit d’une oeuvre de Satan.»17

«Entre les champignons et l’Homme, se sont noués ainsi des liens étroits dont les raisons appartiennent en premier lieu à tout ce que nos sens découvrent. Il stimulent l’acuité de notre vision parce que leurs pigments les colorent ou les imprègnent de toutes les tonalités possibles, de notre olfaction parce que leurs senteurs composent une gamme infinie, notre goût parce que leurs saveurs vont de l’exécrable à la succulence. Notre doigt parcourt les revêtements feutrés ou glabres, soyeux ou humides, secs ou visqueux de la surface de leur chapeau. Il n’est que le son qu’ils ignorent car ils sont muets pour nous, ce qui les distingue des animaux qui, en général, ne le sont point. Encore que notre sens auditif mieux affiné pourrait peut-être saisir le bruit de certaines décharges de spores.

En effet, les champignons peuvent créer des bruits et nos sens si incomplets peuvent même les détecter; à ce propos, on peut citer les Menomini, peuplade vivant dans la région des Grands Lacs, en Amérique du Nord. Ils croyaient qu’un Polypore propre aux Conifères croissait brusquement en février et qu’il proférait à cette occasion un appel sonore comme un humain (Claude Lévi-Strauss, 1970). Selon leurs croyances, les champignons participeraient aux sonorités dont le milieu naturel est le centre.»18

Toutes ces conceptions ne sont pas sans évoquer l’affirmation de Paul Stamets, l’admirable pionnier aux Etats-Unis de la myco-bioremédiation, selon laquelle le mycélium est l’internet de la nature:

«Je suis convaincu que le mycélium constitue le réseau neurologique de la nature. Des mosaïques entrelacées de mycélium imprègnent les biotopes de membranes conférant de l’information. Ces membranes sont conscientes, réagissent aux changements et, collectivement, prennent soin de la santé à long terme de l’environnement qui les accueille. Le mycélium reste en communication moléculaire constante avec son environnement en élaborant diverses réponses enzymatiques et chimiques à des défis complexes. Ces réseaux sont, non seulement, capables de survivre mais parfois de s’étendre sur une surface couvrant des milliers d’hectares, atteignant, par là-même, la plus grande biomasse qu’il soit possible de générer pour un organisme vivant sur cette planète. Le fait que les mycelia puissent développer de gigantesques tapis cellulaires, sur des milliers d’hectares, est la preuve que leur stratégie évolutive est versatile et couronnée de succès.»19

Roger Heim n’a jamais hésité à s’aventurer dans des excursions ethnomycologiques sur tous les continents de la planète et il ressort toujours de ses descriptions un immense respect pour les peuples considérés comme “primitifs” et “sous-développés” et exterminés par l’Occident parce que (si je puis dire) “sous-occidentalisés”.

 

Roger Heim en 1969, avec Gordon Wasson, dans les montagnes du Mexique

«Mais notre essai, très incomplet, n’a qu’un double but: montrer d’une part l’importance que les Termitomyces occupent dans les connaissances et l’usage nutritif de nombreuses populations africaines et asiatiques, partout dans les lieux où ces champignons croissent parce que les Macrotermites y vivent; ensuite et surtout, parce que ces simples indications mettent en exergue la perforante acuité d’observation de nombreuses populations considérées comme sous-développées ou même primitives. Indiscutablement, les champignons ont conquis une place de choix dans les préoccupations des ethnies anciennes et probablement la tenaient-ils plus encore autrefois quand ils participaient amplement à la « cueillette », à laquelle aujourd’hui la culture des végétaux s’est substituée.»15

«La conclusion générale de nos acquisitions ethnomycologiques montre indiscutablement que les mycologues contemporains, et surtout les précurseurs du 19 ème siècle, n’ont, ou n’avaient, aucune raison de se considérer selon les rigueurs de l’observation dans la Nature – nous disons: sur le terrain – comme supérieurs à certains primitifs dont l’acuité de la vision au sein de leur environnementvaut et même dépasse souvent la nôtre…. Aux Philippines, chez les Hanumo, on découvre cette certitude que la nécessité alimentaire ne dirige pas uniquement l’intérêt des naturalistes indigènes: la faune ornithologique y couvre 75 catégories, l’ichtyologique 60, les mollusques 50 classes marines et 25 propres à la terre et aux eaux douces, en tout 461 types zoologiques dont la connaissance est transmise par seule voie verbale. Quant au monde végétal, il réunit 1950 sortes de plantes. Chez les Navahos du nord du Mexique – utilisateurs du Peyotl – la flore de ces régions arides où pousse ce cactus, base de leur religion, énumère 550 espèces. Ces derniers d’ailleurs, survivants de races que les envahisseurs européens ont en grande partie exterminées avant de réduire la connaissance de leurs civilisations à quelques remarquables vitrines exposées à la Smithsonian Institution à Washington, peuvent être considérés comme de grands classificateurs dont les tableaux synoptiques s’inspirent d’une dichotomie raisonnée et raisonnable: animaux rampants, volants, courants, les uns sur terre, les autres sur eau, et, pour chaque subdivision, diurnes et nocturnes, etc. Ainsi la vie journalière des Navahos est simple, mais non pas leur conscience, leur génie observateur, leur imagination. On en tirera une preuve supplémentaire en rappelant qu’après s’être livrés sans danger et avec prudence au peyotl, puis avoir été conquis, sous l’influence des Blancs par l’alcool frelaté, autrement délétère, ils se sont rendus compte des effets dévastateurs de celui-ci et ont su faire marche arrière en retournant à l’usage modéré et religieux du Lophophora à mescaline, donnant ainsi l’exemple aux Américains et aux Européens. Certes, avec ces civilisations anciennes, l’emblématisme, le totémisme et la cosmogonie pénètrent dans le territoire objectif de l’observation, mais comme chez les Grecs, les Romains et autres Anciens dont le degré de civilisation n’est jamais remis en cause.»16

Nous aurons bien compris de cet extrait que Roger Heim éprouve un respect considérable pour ces peuples que l’Occident ne considère pas, ou qu’à peine, comme des civilisations. Nous aurons bien compris, également, que Roger Heim n’hésite pas à préconiser le rejet de l’alcool et le retour aux substances enthéogéniques, à savoir psychotropes naturelles. Et ce n’est pas étonnant parce qu’il en fit abondamment l’expérience lui-même, avec ses collègues de travail et avec un cercle d’amis. 

Roger Heim, le Psychonaute

En effet, Roger Heim ne fut pas seulement un brillant écologiste et un éminent mycologue. Il fut un psychonaute 22 qui étudia les champignons hallucinogènes à partir de 1952 et qui publia ses recherches durant les deux dernières décennies de sa vie, de 1958 jusqu’en 1978. Roger Heim travailla plus particulièrement avec les “champignons sacrés” du genre Psilocybe et pas seulement dans ses laboratoires: Roger Heim fut l’un des premiers psychonautes Occidentaux à utiliser les champignons Psilocybe en tant que substance altérant la conscience. Une grande partie de ses recherches et expérimentations furent réalisées en compagnie de son ami Gordon Wasson, l’initiateur de l’ethnomycologie et le concepteur de la “Thèse Wasson”, thèse qui stipule que les champignons psychotropes sont à la base de toutes les religions de la planète. Roger Heim et Gordon Wasson étaient aussi très amis avec Albert Hofmann, le découvreur du LSD.

Roger Heim en 1956 répondit à l’appel de Gordon Wasson et se joignit à lui pour la première d’une série de trois expéditions au Mexique sur les terres des Mazatèques (1956/1959/1961), en quête des champignons sacrés. Quant à Wasson, ce fut dix expéditions qu’il entreprit au Mexique. Durant cette première expédition, Roger Heim fut accompagné de l’ethnologue Guy Stresser-Péan qui écrivit14 qu’ils participèrent à quatre cérémonies shamaniques durant lesquelles ils ingérèrent des champignons hallucinogènes. Durant sa seconde expédition de 1959, Roger Heim fut accompagné de nouveau par Guy Stresser-Péan et également par son assistant Roger Cailleux.

Wasson et Heim découvrirent ensemble une vingtaine de nouvelles espèces de champignons hallucinogènes. De retour à Paris de sa première expédition, Roger Heim se lança dans la culture des champignons magiques au Muséum d’Histoire Naturelle et tenta, avec ses collègues, d’en extraire les principes actifs. Ce fut un échec. Il fit alors appel à la société Sandoz (qui, par fusion, devint par la suite Novartis et par la suite Syngenta) et Albert Hofmann, le découvreur du LSD, accepta avec joie de collaborer. Roger Heim lui envoya en 1957, à Bâle, des spécimens de Psilocybe mexicana. Hofmann se mit de suite à l’ouvrage mais les résultats sur animaux de laboratoire n’étant pas fructueux, ses collègues et lui décidèrent d’expérimenter sur eux-mêmes. Ils découvrirent alors les principes actifs de ces champignons, la psilocibyne (4-phosphoryloxy-N,N-dimethyltryptamine) et la psilocine (4-hydroxy-N,N-dimethyltryptamine). Le travail brillant d’Hofmann fut validé le 11 Octobre 1962 lors d’une expédition au Mexique durant laquelle il fit ingérer à la shamane-curandera Maria Sabina 30 mg de psilocybine synthétique. Maria Sabina déclara qu’elle ne voyait pas de différence entre cette substance et ses champignons.

Roger Heim et Gordon Wasson rédigèrent ensemble, ou séparément, de nombreux essais sur leurs recherches qui furent publiées dans les Archives du Muséum d’Histoire Naturelle de 1958 et de 1965:

– Les Champignons Hallucinogènes du Mexique: Considérations Psycho-physiologiques. Cet essai est présenté dans le présent ouvrage page 42.

– Psilocybine et psilocine.

– Les effets psychiques: auto-expériences préalables.

– Les Lycoperdons Narcotiques des Mixtèques.

– Les caractères culturaux des agarics hallucinogènes du Mexique.

– Le champignon sacré au Mexique contemporain.

– Les champignons dans l’archéologie Méso-Américaine.

– Etude descriptive et taxinomique des agarics hallucinogènes du Mexique.

– etc, etc.

Toutes les recherches de Roger Heim et de Gordon Wasson, publiées dans les Archives du Muséum d’Histoire Naturelle de 1958 et de 1965 “Les champignons hallucinogènes du Mexique” (dont on ne trouve que quelques exemplaires très onéreux chez des bouquinistes), qui représentent plus de 500 pages, en grand format, de textes, de lithographies et de planches, seront progressivement présentées sur mon site personnel Liberterre.

Les archives Gordon Wasson, conservées précieusement à Harvard, répertorient, entre 1949 et 1979, 844 lettres de Roger Heim. La preuve, s’il en est, de leur longue amitié et de leur collaboration pendant trois décennies. Après le Mexique, ils voyagèrent ensemble en Nouvelle-Guinée et en Inde. En 1970, ils rédigèrent ensemble, Les Putka des Santals: champignons doués d’une âme. (Il s’agit entre autres de l’espèce Scleroderma bulla Heim).

Ce concept de champignon doué d’âme n’est pas sans évoquer le texte poétique, et surprenant, Paroles de Champignons de Terence McKenna, un écrivain, chercheur et pionnier de la recherche enthéogénique:

«Je suis vieux, plus vieux que l’émergence de la pensée dans votre espèce, qui est cinquante fois plus vieille que votre histoire. Bien que je sois sur terre depuis des temps immémoriaux, je viens des étoiles. Ma demeure n’est pas une planète unique, car une pléthore de mondes éparpillés dans le disque étincelant de la galaxie possèdent des conditions qui confèrent à mes spores une opportunité de vivre. Le champignon que vous voyez est la partie de mon corps qui se donne aux frissons du sexe et aux bains de soleil; mon corps véritable est un fin réseau de fibres qui croissent dans le sol. Ces réseaux peuvent couvrir des hectares et ils possèdent plus de connexions que n’en contient le cerveau humain.

Mon réseau mycélial est quasiment immortel: seules l’intoxication soudaine d’une planète ou l’explosion de son étoile mère peuvent m’éradiquer. Par des voies impossibles à expliquer, en raison de certaines méconceptions dans votre modèle de la réalité, tous mes réseaux mycéliaux dans la galaxie sont en communication supraluminique au travers de l’espace et du temps.

Le corps mycélial est tout aussi fragile qu’une toile d’araignée mais la mémoire et l’hypermental collectifs constituent une immense archive historique de l’aventure de l’intelligence en évolution sur de multiples mondes de notre essaim en spirale étoilée. L’espace, voyez-vous, est un vaste océan pour ces formes de vie robuste qui ont la capacité de se reproduire à partir de spores car ceux-ci sont recouverts de la substance organique la plus dure jamais connue.»20

Nous sommes intimement convaincus que Roger Heim n’aurait pas été surpris le moins du monde par une telle prose.

«Les champignons ont joué un rôle essentiel, énigmatique, troublant, exceptionnel dans la linguistique et la mythologie Santal… Ainsi en religion Santal, la dualité entre le corps et l’âme est posée, mais le premier ne saurait se perdre sans éteindre la flamme spirituelle qui doit rester attachée au corps charnel et muet. La mort reste compatible avec l’état animé. Le squelette vit encore parce qu’il a vécu et qu’il demeure. Nous sommes devant une conception à la fois païenne, matérialiste et idéaliste. Mais voici que le monde mycologique va pénétrer dans la philosophie Santal. Les champignons y occupent une place étrange. Ces cryptogames, comme le sont les herbes, les lianes, les arbres, se rattachent aux inanimés et portent le nom de ot’, mais le fait étonnant est bien qu’il existe trois exceptions. Il y a trois espèces seulement de champignons qui sont animées et qui ne portent pas l’appellation de ot’, mais de putka, soit, littéralement: ayant une âme.

La conjonction des termes, ot’putka s’étend à l’ensemble du monde mycologique où l’âme des putka anime la masse, où les espèces privilégiées marquées d’une qualité supérieure, détentrices d’une âme, gardent leur position sacrée. On retrouve ici la distinction que les Nahua du Mexique établissent entre l’animé et l’inanimé, et qui n’exclue pas les champignons sacrés – les hallucinogènes – dont le nom teonanacatl ou chair de Dieu s’applique au pluriel seulement à ces Psilocybes en exprimant le souffle divin qui appartient à ces espèces fongiques, productrices de troubles psychiques et de visions fantasmagoriques….

Pour le primitif, il est deux mondes où l’homme retrouve le mystère de la création et de l’origine: le cosmos et la forêt. Certains polypores appartenant à celle-ci révèlent des qualités soit médicinales, soit gustatives, soit magiques. Le feu pénètre parfois dans de telles légendes par la voie des éclairs et du tonnerre. Tel est le cas des champignons sacrés ou putkas des Santals… Ainsi sous l’égide des champignons clos et souterrains se sont édifiées des légendes qui marquent le lien entre le tonnerre et ses productions fongiques devenues sacrées ou bénéfiques. C’est le rapport étroit entre le feu de la foudre, la lumière brutale du ciel, le zig-zag qui illumine le ciel et la mère nourricière, la Terre; le lien unit la terre, qui abrite le champignon hypogé, la Lycoperdon érigé ou l’Astreus qui surgit, soit, cette petite boule de vie et la lumière de l’Univers transmise par la foudre. Mais il ne faut pas confondre le feu du ciel avec la pluie de l’orage.»21

Nous voici au coeur d’une pure mycologie métaphysique et c’est passionnant. Il est vrai que Roger Heim fut pendant, de nombreuses années, membre directeur de la Fondation Teilhard de Chardin. D’ailleurs l’ouvrage de ce dernier L’Avenir de l’Homme fut publié sous l’égide d’un comité scientifique dont faisait partie Roger Heim en compagnie de Théodore Monod, Maurice de Broglie, etc.

Nul doute donc que Roger Heim s’intéressait de très près aux théories de l’évolution, de la conscience et aux concepts de “noosphère” et de “point Omega”. Et à la notion de co-évolution, bien sûr.

«Les déductions tirées des comparaisons que livre l’intimité des végétaux d’une part, des animaux et de l’homme d’autre part, sont indispensables aux approches des origines de la vie en tant que phénomène cosmique et chimique. Il est inconcevable que les pouvoirs publics, même dans certains pays développés, comme le mien, ignorent l’importance rigoureusement scientifique et par conséquent génétique, agronomique, médicinale, sociologique, que porte en lui l’arsenal des espèces végétales, et que l’opinion ne comprenne pas que l’homme reste proche du végétal par tout ce qui anime en commun leur propre nature. Car il est rivé à la plante de même que l’animal. L’histoire, la légende, mais aussi l’expérience, le montrent. Le totémisme chez les primitifs, incisifs connaisseurs de la Nature, offre la preuve de cette chaîne… C’est le béton qui recouvre la source de notre bonheur de vivre.»27

A la lumière de ses investigations dans la mycologie mystique, il eut été fascinant de pouvoir lui poser la question de savoir si Teilhard de Chardin ne se serait pas quelque peu auto-limité en imaginant une enveloppe de pensée entourant la Terre qui ne soit formée que des communications humaines.

Roger Heim clôt la conclusion des Archives du Muséum d’Histoire Naturelle de 1958 “Les champignons hallucinogènes du Mexique” par cette réflexion:

«Tel fut le cheminement d’une antique découverte, que successivement les prêtres Mayas, les curanderos Mazatèques, Zapotèques, Mixe et Nahuatl, enfin les voyageurs, ethnologues, mycologues, chimistes et psychiatres du 20 ème siècle ont conduit jusqu’ici. Souhaitons que les étapes n’en soient point achevées.»23

Mais les étapes en furent rapidement achevées. Car les Autorités interdirent toutes les plantes shamaniques et préférèrent promouvoir l’usage de l’alcool, du tabac frelaté d’une myriade de produits chimiques cancérigènes, des médicaments de synthèse, des pesticides et des psychotropes de synthèse pour que la société Occidentale puisse se “shooter” et dégénérer en toute quiétude et toute “légalité”.

Il était peu aisé pour les “Autorités” de l’époque d’accuser Roger Heim et ses amis d’affaiblir les fondements de la société Occidentale en promouvant l’usage de substances psychotropes de par leur très grande notoriété. Gordon Wasson était l’un des plus grands mycologues de la planète et le fondateur de l’ethno-mycologie (60 années de recherches mycologiques) et il fut le vice-président de la J. P. Morgan, (une des plus grandes banques des USA), de 1943 à 1963. Quant à Albert Hofmann, c’était un chercheur réputé de la société Sandoz qui a toujours cru aux vertus thérapeutiques du LSD, son “enfant terrible”. Albert Hofmann s’est éteint l’an passé, en avril 2008, à l’âge de 102 ans! Il participa en 2006 au Premier Forum Psychédélique Mondial à Bâle, en compagnie de très nombreux psychiatres et chercheurs internationaux.

Dès les années 60, Roger Heim ne se priva point de fustiger l’hystérie collective générée par les journaux à sensation, et les Autorités, quant à l’usage des champignons sacrés et autres substances psychotropes et de mettre en valeur les deux poids, deux mesures, appliqués, d’une part, à ces substances inoffensives et, d’autre part, aux autres substances légalisées mais totalement destructives que ce soit dans le domaine de l’agriculture chimique ou dans celui de la consommation humaine.

«Il est, d’autre part, plutôt paradoxal que les Américains luttent avec une obstination et une sévérité implacables contre le trafic des stupéfiants qui n’affectent que les utilisateurs alors qu’ils semblent ignorer les méfait du DDT et du parathion qui frappent tant d’innocents!»24

« Des campagnes de presse, destinées à la vente de papiers à grand tirage, ont exagéré les dangers réels du LSD 25 et compromis par des généralisations ridicules ceux – pratiquement inexistants – du peyotl et des teonanacatl. (Note de l’éditeur: Teonanacatl est le nom Nahuatl pour les champignons sacrés hallucinogènes au Mexique). Cette agitation a gagné les commissions internationales et les milieux gouvernementaux, conduisant à des textes de contrôle ou de répression excessifs, alors que personne n’a profité de cette campagne pour jeter le véritable cri d’alarme, celui qui concerne l’augmentation effarante de la consommation d’alcool dans le monde, et les effroyables ravages qu’elle provoque: dans les pays d’Afrique Noire où partout, en forêt, fonctionnent des alambics clandestins; et au Mexique où le tochila remplace les drogues hallucinogènes naturelles et sans danger; et en Amérique du sud, dans les pays des USA et de l’Europe où l’éthylisme mondain et les drogues dites classiques exercent leurs méfaits.»25

 

Psilocybe cubensis. Aquarelle de Roger Heim.

Roger Heim n’oublia pas d’évoquer tous les artistes, les écrivains, qui firent usage de substances psychotropes: « Nous savons encore que ces drogues hallucinogènes ont été utilisées en fait depuis un siècle par des littérateurs et des artistes de renoms, qui ont apporté à ce chapitre de l’expérience personnelle le concours d’observations préliminaires.»25

On conçoit aisément l’énormité de l’hypocrisie des Etats Occidentaux qui font moisir des jeunes dans leurs geôles, pour usage de psychotropes non homologués, alors que, pendant des années, on leur a enseigné dans les lycées, les collèges et les universités les oeuvres de Rimbaud, Baudelaire, Alfred Jarry, Flaubert, Nerval, Alexandre Dumas, Georges Sand, Théophile Gautier, André Malraux, André Barjavel, Aldous Huxley, etc, etc, tous auteurs qui n’écrivaient pas à jeun.

Vers la fin de sa vie, Roger Heim déclara: «Mais ne pourrait-on souhaiter également, dans l’époque de folie collective traversée par l’humanité, que quelque autre végétal soit bientôt découvert, qui nous puisse apporter le moyen de redonner aux hommes simplement la raison, qu’ils semblent avoir perdue?»

Trouvera-t-on un champignon qui rende la raison aux hommes?  Un grand merci à Roger Heim pour son travail de pionnier psychonaute qui sera reconnu un jour, à sa juste valeur, par les générations futures qui accepteront d’oeuvrer en co-évolution avec Gaïa, la Terre-Mère.

Dominique Guillet. 2009.

Psilocybe zapotecorum. Aquarelle de Roger Heim.

Notes.

1. Postface. “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 395. 1973.

2. Hommage à Rachel Carson. 1963/1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 261. 1973.

3. Hommage posthume à Rachel Carson. 1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 282. 1973.

4. Hommage à Rachel Carson. 1963/1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 262. 1973.

5. Hommage à Rachel Carson. 1963/1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 266. 1973.

6. Hommage posthume à Rachel Carson. 1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 283. 1973.

7. Hommage à Rachel Carson. 1963/1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 271. 1973.

8. Hommage posthume à Rachel Carson. 1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 281. 1973.

9. Hommage à Rachel Carson. 1963/1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 277. 1973.

10. Nature Morte. 1967. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 324. 1973.

11. Hommage à Rachel Carson. 1963/1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 273. 1973

12. Hommage à Rachel Carson. 1963/1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 263. 1973

13. Nature Morte. 1967. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 325. 1973.

14. Travels with R. Gordon Wasson in Mexico. 1956-1962. Guy Stresser-Péan. The Sacred Mushroom Seeker. Pages 231 à 237.

15. Termites et Champignons. Page 190.

16. Termites et Champignons. Page 184.

17. Les champignons toxiques et hallucinogènes. Page 9.

18. Les champignons toxiques et hallucinogènes. Page 10.

19. Mycélium: Internet de la Nature. Paul Stamets. « Mycelium Running ». Traduction de Dominique Guillet. http://www.liberterre.fr/gaiasophia/relationsinter/mycelium.html

20. Paroles de Champignons. Terence Mc Kenna. Traduction de Dominique Guillet. http://www.liberterre.fr/entheogenes/psychonautes/mckenna/parolechampi1.html

21. Les champignons toxiques et hallucinogènes. Page 227.

22. Un psychonaute: “Celui qui navigue la psyché”. C’est un terme proposé par Ernst Junger, un écrivain et chercheur Allemand en substances chimiques psychoactives, et ami et collègue d’Albert Hofmann, le découvreur du LSD. Jonathan Ott utilise un terme dérivé, “psychonautique”.

23. Archives du Muséum d’Histoire Naturelle de 1958 « Les champignons hallucinogènes du Mexique ». Page 318.

24. Hommage à Rachel Carson. 1963/1964. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 268. 1973

25. Archives du Muséum d’Histoire Naturelle de 1965 « Les champignons hallucinogènes du Mexique ». Page 216.

26. Nature et anti-nature.  1971. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 382. 1973.

27. Les raisons du bonheur de vivre. 1970. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 368. 1973.

28. Planète Terre, Planète Désert. Dominique Guillet.

29. Le parc de la Vanoise. 1969. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 344. 1973.

30. Hommage à un forestier. 1968. Dans “L’Angoisse de l’an 2000”. Page 337. 1973.

31. Nous conseillons à toute personne surprise par cette affirmation de se reporter aux traductions par Dominique Guillet des essais de feu Paul Shepard, un des plus éminents écologistes des USA:

– Dix mille années de crise.

 

Publié le 12 novembre 2015