Roman : "Data transport", ou l'arche de Noé du langage
Publié en mai 2015 aux jeunes éditions de l’Ogre, dont j’avais déjà beaucoup apprécié les titres de Max Blecher et de Fabien Clouette, avant de découvrir, enchanté, celui de Marie Cosnay en août, le premier roman du poète Mathieu Brosseau, jouant d’abord sur de presque « classiques » failles ou abrasions de la mémoire, propose ensuite un incroyable et inexorable processus de dématérialisation quantique d’un personnage lancé à la poursuite d’une seconde qui manque, fondamentalement, et qui change tout, vie comme perception, réalité comme irréalité.
Un cargo commercial UVM 5, fin et long, étrangement baptisé Data Transport, le ramasse alors qu’il danse dans l’eau, jeune grenouille débutante qu’il est, se débattant dans une mer peu hospitalière.
Une échelle lui est aussitôt lancée et c’est difficilement qu’il grimpe à bord, sur cette anguleuse montagne ferrugineuse. La fatigue le gagne avec une telle force qu’il tombe dans un coma de sommeil lourd et vertigineux. Sa tête est dure, courbaturée de douleur, les muscles cervicaux semblent reproduire sous son crâne les mouvements d’une méduse et ses poumons aqueux rejettent continûment de la salive blanche, mousseuse et salée.
L’équipage prend soin de cet étrange homme au teint si pâle, dont on spécule qu’il est français sans en avoir la ferme certitude. Il n’avait pas dit un seul mot qui puisse le révéler. Cette étrange personne, comme projetée d’un rêve, arrivée entièrement nue sur le navire, en état avancé d’hypothermie, avait répété à l’envi, tout en se tortillant par spasmes reptiliens, une seule et unique lettre : B.
Rarement un personnage selon toutes apparences totalement « perdu », lancé, une fois ramené à la vie, dans une folle course immobile pour récupérer la seconde qui lui fit défaut à la naissance, creux originel dans la trame temporelle, malédiction de Schrödinger (dont la physique réapparaîtra à point nommé dans la postface en forme d’épilogue en équations confiée au « physicien russe » Sandor Mychkine) qui le condamne à errer en moderne Ahasvérus collé sur la face tragique d’un ruban de Möbius, rarement donc un personnage de roman aura vu peser sur lui, qui se voudrait toute insignifiance et légèreté, de telles responsabilités : déchiffrer la trame du réel, saisir la béance des interstices qui sont la substance des rêves, réinventer le langage qui puisse convenir au monde et à soi.
Insondable amnésique du réel, il peut tenter l’impossible, une fois assigné à un emploi étrange et pourtant particulièrement adapté, au service des courriers abandonnés, éléments de langage devenus sans objet, qu’il faudra réhabiliter, retrouver, ravauder peut-être, comme l’être lui-même.
Il replie délicatement l’étrange lettre, la range dans son enveloppe, sans destinataire ni expéditeur. Il répète en lui la phrase : « Il sera l’amoureux du monde pendulairement arrêté. » Il la trouve très belle. Cette phrase l’éblouit.
Il lève les yeux vers les montagnes de papiers qui l’entourent. Il laisse sa pensée archaïque et pauvre se déployer au gré de l’atmosphère aérienne du lieu, au gré de l’esprit qu’il inspire.
Diaphane et persévérant, innocent et inévitable, courageux et tragique, voilà notre M. confronté à son Sisyphe personnel, exhumant de son vide intérieur les ressources d’un réenchantement possible, dont dépend sans doute, secrètement, le sort du monde. Conspiration silencieuse, conjuration non létale ou exercice d’oniromancie médicinale, le chamane doit opérer, du fond de son étrange handicap, pour le bonheur étrange de la lectrice ou du lecteur qui l’accompagne ici.
La peur hurle à l’intérieur de la bouche, qui se met à faire des histoires, c’est sûr, mais M. n’a jamais eu peur, même tout petit. Il n’avait pas encore deux ans qu’il coupait déjà la tête de courageux vers de terre avec un couteau de cuisine géant. La guillotine, comme Pinocchio, lui faisait grandir le sexe, à force d’avoir une tête à plusieurs têtes. Les fables poussaient toujours sur de la bonne peur, cette bonne pâte, cette panique, reine maîtresse de toutes les folies mais M., lui, ne comptait que des paroles entre le monde et lui ; elles étaient sa seule histoire.
Et c’est encouragé par le physicien russe qui nous explique le propos final en convoquant successivement Schrödinger, Dirac, la métrique FLRW, celle de Schwarzschild, enfin celle de Kerr-Newman, que nous pouvons dire, résolument : développons donc sans relâche et sans faiblesse le culte de ce cargo dont la précieuse marchandise serait le langage et sa politique poétique.
Ce qu’en dit Ted dans Un dernier livre avant la fin du monde est ici, ce qu’en dit Natacha Margotteau dans Nonfiction est ici, et un captivant entretien entre Armand Dupuy et l’auteur est disponible sur remue.net.
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