Bâtir ( au féminin ) aussi !
Un formidable travail littéraire collectif de rebond, où, sur fond de guerre civile et d’effondrement programmé, la politique passe au crible exigeant du quotidien le plus matériel.
Un jour de juillet 2021, plateau du Vercors, Méaudre – Julie
J’ouvre le sac en tissu. Culottes, chaussettes, collants de laine épaisse, t-shirts colorés et pantalon en toile. Le tout dégage un puissant relent de soupe brocolis, pimenté d’un soupçon de moisi. Olfactivement dégueulasse ! Pas simple d’être réparatrice de lave-linges en vadrouille.
Mes muscles sont fourbus des six heures d’ascension jusqu’à ce bled d’altitude… que je n’aurais pas cru si loin de Lans-en-Vercors. La journée ensoleillée m’a permis de profiter d’un horizon montagneux à couper le souffle. Quelle satisfaction en comparaison des paysages urbains saturés d’immeubles. J’ai marché sous le soleil brûlant, suant dans mes fringues encore sales du dernier chantier. La poussière, l’huile et la transpiration m’emplissaient les narines. Tout le long, j’avais gardé espoir de trouver une place dans un véhicule. Mais les deux camions qui m’ont dépassée étaient pleins, au point que leur bas de caisse frôlait le bitume craquelé. Je ne leur avais même pas fait signe.
Le lavoir se situe au cœur du village, à côté de l’ancienne mairie, là où quelques habitantEs m’ont accueillie tout à l’heure. Une toiture nouvellement construite le protège des intempéries. L’eau y scintille, alléchante, et je ne trouve pas le moindre reflet d’algue au fond. Le bassin doit être nettoyé très régulièrement. Les planches disposées au bord du bac attendent qu’on y frotte frénétiquement du linge. C’est un endroit tout simple, propre, sûrement bien fréquenté, en tout cas très fonctionnel.
Après mes fringues, je devrais lessiver mon corps en entier, je sens vraiment la charogne !
Constitués de personnes engagées dans des luttes anticapitalistes et féministes, les ateliers de l’Antémonde ont développé au fil des années une formidable série d’outils de création littéraire collective, orientée sur le recours à l’imagination concrète pour affronter des futurs réputés fort sombres et les retourner autant que possible en horizons de possibles plus supportables, voire désirables ou souhaitables. Une partie des travaux de terrain conduits un peu partout en France ont été regroupés, transformés et transmutés pour aboutir – provisoirement, en quelque sorte – à cet ouvrage collectif publié en 2018 dans la belle collection Sorcières des éditions Cambourakis.
Recueil de nouvelles d’un futur (très) proche (les événements s’y déroulent en 2021, soit trois ans seulement après la date de publication, mais en replaçant l’évolution décrite à partir d’une bifurcation en 2011), « Bâtir aussi » (dont le titre provient d’un texte de l’anarchiste espagnol Buenaventura Durruti – voir la citation en bas de cette page) séduit d’emblée par sa manière d’aborder la révolution par le chemin de traverse de la vie matérielle, un chemin où le combat politique quotidien ou presque, et parfaitement physique, est inextricablement lié à une réévaluation omniprésente de la vie matérielle – non pas celle de la surconsommation effrénée qui caractérise le capitalisme, jusqu’aux envolées frénétiques de sa forme tardive, mais bien celle, dans une optique nettement décroissante, d’un parti pris des choses qui ne nuisent pas ou plus.
L’emblème de cette quête politique conduite au quotidien est ici indéniablement le lave-linge, objet technique banal devenu objet idéologique subtil – et beaucoup moins simpliste que ce qu’un certain président français tente de nous faire croire en évoquant la lampe à huile ou les Amish, à l’occasion de l’une de ces sorties vaseuses dont il avait le secret.
Jon doit avoir dans la trentaine, les cheveux châtains aux épaules. Le genre qui a l’habitude de s’occuper de son linge depuis un moment. Il se déleste de son énorme baluchon d’où pendouille une manche de chemise. Il reprend, les yeux brillants :
– C’est vraiment génial que tu aies répondu à notre appel. Tu vas réintroduire l’usage de lave-linges à Méaudre, et crois-moi, avant d’en arriver là, ça a été salement polémique !
Tout à l’heure, j’ai effectivement senti que ma venue n’était pas appréciée par toute la communauté. L’accueil avait été cordial mais quelques personnes étaient aussi restées en retrait, l’air renfrogné. Jon, au contraire, me regarde comme si j’étais leur sauveuse absolue… Mieux vaut ne pas lui donner trop d’espoir non plus :
– Je suis une simple réparatrice, hein.
Ma réplique ne calme absolument pas son enthousiasme, il pousse un petit cri de jubilation et enchaîne :
– Mais oui, c’est de techniciennes comme toi dont on a besoin ! Ce village est un parfait exemple de déséquilibre technique, une caricature de l’exode urbain non planifié !
– Tu veux dire que vous manquez de savoir-faire mécaniques ?
– À un point, tu ne peux pas imaginer !
– Faites des chantiers de transmission de pratiques. Pour se former, y’a pas mieux.
– J’aimerais bien, mais pour l’instant c’est carrément tendu. ces deux-là par exemple, on a mis un temps fou pour décider de les construire.
D’un mouvement de tête, il désigne les deux éoliennes qui bouchent le paysage sur notre droite. – Et maintenant, au moindre petit problème de maintenance, on vit une nouvelle crise en assemblée, la faction des primitivistes nous tanne pour qu’on démonte tout ! Mais de compter seulement sur le charbon de bois, vraiment, ce n’était pas viable, c’était monstrueux comme travail. Il fallait bien trouver un autre système… qui forcément requiert un minimum de travail aussi. Et qui fait peser une nouvelle pression sur le village, ça, je veux bien le reconnaître. Mais on n’est pas obligéEs d’être dans le psychodrame permanent non plus !
– À ce point-là ?
– Tu n’imagines même pas ! C’est le conflit intersidéral, on passe notre temps à se hurler dessus ou à se bouder. On est à peine deux mille personnes ici, mais si tu oses prononcer le mot « technologie », tu récoltes deux mille avis divergents sur le sujet !
Effectivement, ça n’a pas l’air facile… J’aurais peut-être dû me renseigner un peu avant de monter ici. Réparer leurs machines ne va sûrement pas les aider à se réconcilier.
– Des fois, ça cache d’autres enjeux, suggéré-je… Dans certaines communes, j’ai entendu dire qu’iels faisaient venir des équipes de médiation, pour aider à des sortes de résolutions collectives, en mélangeant le débat de fond et le décorticage des traumas…
Mais Jon, qui n’a peut-être pas très envie de parler « traumas », réplique sans transition :
– On a de la chance aujourd’hui, il fait beau, on voit bien les montagnes… Si tu n’as pas de gants, tu as quand même intérêt à ne pas laver trop longtemps. Ce n’est pas avec des engelures que tu pourras réparer nos lave-linges !
Il prend encore quelques minutes pour trier ses vêtements de l’autre côté du bassin puis le contourne pour s’installer plus près de moi, sur une large pierre où il se met à essorer ses affaires. Je continue à frictionner au bord de l’eau gelée. Petite pause pour le regarder faire : je suis impressionnée par sa dextérité et l’énergie qu’il met à taper son linge. Le froid me picote de plus en plus durement les doigts. Mes mains préfèreraient lui tendre mes habits plutôt que de replonger dans l’eau.
Initialement nourri de Murray Bookchin (son article « Vers une technologie libératrice » de 1965 est largement à l’origine du projet, nous explique-t-on en introduction), « Bâtir aussi » est un vibrant témoignage de ce que l’écriture collective, nourrie des carburants et des comburants appropriés, peut produire de plus tonique et salutaire. J’ai pu d’ailleurs, en janvier dernier, en observer directement une forme voisine, en compagnie d’Alice Carabédian, lors d’un atelier collectif préparatoire, avec les habitants du val d’Azun, au festival Le Murmure du Monde dont la cinquième édition y aura lieu en juin 2025.
Sans doute nettement moins abouti littérairement et bien moins gaillardement spéculatif que le récent « Les mains vides » d’Elio Possoz, qui s’en considère volontiers comme l’un des héritiers parmi bien d’autres, « Bâtir aussi » crée une passerelle décisive entre la science-fiction politique des années 1970 (celle du fameux « Ici et maintenant » – d’ailleurs repris sans hasard dans l’introduction du recueil – des éditions Kesselring d’alors, par exemple), avant la contre-révolution dans l’imaginaire conduite grossièrement et plus ou moins discrètement entre 1985 et 1995, d’une part, et la grande science-fiction féministe, revendiquée ou non et tout aussi politique, des Ursula K. Le Guin, Octavia Butler, Margaret Atwood ou Joanna Russ, expressément citée parmi les influences du travail des ateliers de l’Antémonde, d’autre part. Et il s’agit bien, à la manière du « Le futur au pluriel : réparer la science-fiction » de Ketty Steward, de projeter cet amalgame sensible et génialement instable vers notre contemporain et nos futurs immédiats, avec un évident pragmatisme de rêveur concret.
En cherchant à s’affranchir de la part capitaliste des logiques techniciennes pour en inventer d’autres, au plus proche et au plus près, dans toute leur frugalité (on songera sans doute par moments à la poésie diffuse et combattante des « Échappées » de Lucie Taïeb), en s’appuyant aussi bien, lorsqu’utile ou nécessaire, sur les « Bullshit Jobs » de David Graeber, le « Ils sont nos ennemis » de Casey ou « La complainte du progrès » de Boris Vian, « Bâtir aussi » transforme les paysages de guerre civile, des plus réalistes aux plus oniriques, familiers aux lectrices et lecteurs de Jérôme Leroy, de Jean Rolin ou de Karim Miské, en quelque chose de radicalement différent et de joliment salutaire, qui a à voir avec le fait, simple et décisif, de passer la politique au crible exigeant du quotidien le plus matériel.
D’où le titre et le texte en introduction de ce livre, inspirés par l’anarchiste Buenaventura Durruti :
Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes capables de bâtir aussi. C’est nous qui avons construit les palais et les villes d’Espagne, d’Amérique et de partout. Nous, les travailleurs, nous pouvons bâtir des villes pour les remplacer. Et nous les construirons bien mieux ; aussi nous n’avons pas peur des ruines. Nous allons recevoir le monde en héritage. La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs.
Il nous a semblé absurde de penser d’autres mondes en faisant abstraction de ce que nous avons entre les mains ici et maintenant. Penser la révolution à partir des espoirs nés en Tunisie et en Egypte en 2011, pour voir ensuite où nous en serions en 2021.
Nos ateliers d’écriture réguliers ont été l’occasion d’échapper par à-coups aux urgences militantes. Prendre le temps de penser des formes de révolutions victorieuses nous a nourriEs au-delà de toute attente. Depuis, une curiosité frénétique s’est emparée de nous. Nous bâtissons régulièrement des châteaux de cartes étourdissants et pleins de points d’interrogation. Nous avons posé les règles d’un jeu captivant et formidable. Se donner ainsi de l’air, s’autoriser ces espaces, nous a permis de poursuivre les luttes auxquelles nous participons et d’y amener une nouvelle vigueur.
Hugues Charybde, le 7/04/2025
ANTEMONDE - Bâtir aussi - éditions Cambourakis
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