La vie en rock majeur de Stan Cuesta

D’une ironie débordante, d’une sincérité à la hauteur des mythologies rock et d’une solide tendresse, douze nouvelles de vraie-fausse autobiographie pour nous plonger avec délices et rudesse dans ce qui fait l’essence éclectique de cette musique aussi essentielle que paradoxalement personnelle.

Je rattraperai ensuite les années perdues, mais il sera trop tard. J’aurai toujours l’impression d’arriver après la bataille, de ne rencontrer en route que des anciens combattants. L’épisode le plus terrible et le plus décevant de cette quête absurde, de cette lutte contre le temps, aura d’ailleurs lieu dans cette même maison, deux ou trois ans plus tard.
Alors qu’avec quelques amis de mon âge je suis à mon tour devenu fou des idoles de mon grand cousin, je pense lui faire plaisir et, surtout, lui montrer que je suis enfin digne d’entrer en contact avec lui, à l’occasion d’un Noël. J’avertis tout le monde que je me charge de son cadeau, ce qui soulage mes parents d’une tâche quasi insurmontable pour eux. Avec Matthieu, mon acolyte, nous fonçons à la Fnac Wagram et achetons ce qui nous semble alors le nec plus ultra : l’album du grand retour d’Eric Clapton. Le dieu anglais de la guitare, après avoir passé plus d’une année reclus, accroché à mort à l’héroïne, est remonté sur scène pour un concert unique au Rainbow Theater de Londres. Le disque live vient de sortir, le premier album de Clapton depuis une éternité – trois ans. Au retour de la Fnac, nous l’écoutons religieusement, une seule fois pour ne pas l’abîmer, chez Matthieu, et le trouvons magnifique. Je me réjouis d’avance de l’offrir à Georges.
Le jour de Noël, il ouvre son cadeau avec un sourire poli, me remercie et le pose dans un coin. J’essaie pitoyablement d’entamer une discussion, de rallumer la flamme, avant de comprendre que je me suis planté. Il n’écoutera jamais ce disque, comme beaucoup de gens de sa génération. Pour eux, Clapton est mort, la pop music est morte, la révolution est morte, l’espoir et tout le reste avec. Ils sont passés à autre chose.
Je me retrouve comme un idiot, enthousiasmé par quelque chose qui n’existe plus. Je pourrais m’arrêter là, comprendre que le ciel m’envoie un signe, m’enjoint de me ressaisir. Mais non, obstiné, envers et contre tout, je continuerai sur cette route qui ne mène plus nulle part, avec ce vieux rêve qui ne m’appartient même pas. (« Georges »)

La musique en général, et la musique rock en particulier, est capable de changer une vie de bien des façons. En mettant de côté les purs témoignages pour se concentrer sur leur magnification et leur transfiguration par la fiction, il suffirait pour s’en convaincre de penser à d’incandescents romans tels que le « Owen Noone et Marauder » de Douglas Cowie, les « How Soon Is Never » et « Too Much, Too Late » de Marc Spitz, le « Rock Machine » de Norman Spinrad, ou, plus près de nous, le « Médium les jours de pluie » de Louis-Stéphane Ulysse, le « Outrage et rébellion » de Catherine Dufour (avec l’un de ces décalages dont l’autrice de « Entends la nuit » détient le secret), le « Haine7 » de Jean-Luc Manet (autre critique rock fétiche passé aussi du côté de la fiction – lisez son « Trottoirs » et son « Aux fils du Calvaire » !) ou encore le « Mes nuits apaches » ou le « Une légende » du magnifique Olivier Martinelli (que l’on avait lui aussi découvert chez Antidata, fût-ce d’abord à propos de football – en même temps que chez feu 13ème Note avec « La nuit ne dure pas »). Faut-il pour autant croire, ou même simplement prendre au pied de la lettre, le personnage à qui l’éclectique critique musical Stan Cuesta (dont on lira par exemple ses ouvrages sur Jimi Hendrix, les Rita Mitsouko, Lou Reed ou le punk américain) fait déclarer « La musique a gâché ma vie », dans l’une des nouvelles de ce recueil publié chez Antidata, donc, en novembre 2024 ?

Un jour, tous les panneaux des différentes cours sont recouverts d’affiches vaguement inquiétantes, en noir et blanc avec une pointe de rouge, représentant une espèce de serre d’oiseau broyant la planète, surmontée de ce simple nom : Magma. C’est tout juste si je comprends qu’il s’agit d’un groupe, et qu’il va jouer là, dans mon lycée. Ça me paraît très lointain, inaccessible. Plus tard, alors que je traverserai une courte phase – quasi obligatoire dans les seventies – de fanatisme pour la formation de Christian Vander, je m’en voudrai amèrement d’avoir raté cet événement mythique, dont je dénicherai quand même un enregistrement presque inaudible réalisé par le grand frère d’un ami, une cassette que je chérirai longtemps telle une relique sacrée, avant de la perdre à tout jamais, comme tant d’autres choses.
Ce passage de Magma va devenir légendaire, on en parlera encore pendant des années dans les couloirs et les cours de récré. Il laissera une autre trace, assez étrange, sous la forme d’un morceau de musique, aussi superbe qu’obscur, que nous fera apprendre M. Cousté, et que nous exécuterons – le terme est plutôt juste – à la flûte à bec. « Klaus Kömbälad » est effectivement un titre peu connu du groupe, puisqu’il ne figure qu’en face B d’un 45 tours relativement rare, que notre prof ne possède d’ailleurs pas et que nous n’écouterons jamais. Il me semble qu’il en a simplement relevé la partition de tête, lors des répétitions. Ce mec est un génie. Je finirai par dénicher ce disque bien des années plus tard, dans une brocante, fébrile et tout excité à l’idée de l’écouter enfin, tel un fragment de mon passé oublié ressurgissant comme par miracle, le souvenir d’un souvenir. Puis je le perdrai aussi. (« Tout feu tout flamme »)

Nous avions déjà pu découvrir la nouvelle qui donne son titre subtilement mensonger au recueil dans l’anthologie collective « Décamper », publiée chez Antidata, toujours, en 2021, ainsi que « Loin de la mer » dans le recueil « Ressacs » de 2019, du même éditeur. Trois autres étaient parues précédemment en revue (dans Squeeze) ou en anthologie (chez Au Diable Vauvert). Signe chez l’auteur d’une plongée à beaucoup plus grande échelle dans l’imagination romanesque sous forme courte, le présent ouvrage, avec ses cinq titres supplémentaires totalement inédits, se présente tout naturellement sous forme d’un LP (comme il se disait en des années enfuies et pré-numériques).

Sur la face A, le rock et la tauromachie s’associent en un détour virevoltant et pour le moins… inattendu(« Le fils du torero »), l’écoute subtilement générationnelle – et potentiellement traumatisante pour les plus jeunes – se révèle (« Georges »), la puissance souterraine et hautement formatrice des mythiques ensembles seventies Ange et surtout Magma éclate dans toute sa splendeur secrète (« Tout feu tout flamme »), les mérites comparés du piano, de la guitare et de la flûte à bec en matière d’éducation musicale précoce et officielle sont soigneusement déchiffrés et adaptés (« Salle 45 »), l’amitié intense et pourtant fugace que seul le rock peut sans doute engendrer apparaît dans toute sa curieuse nudité (« Mustapha »), et le rock progressif des grands magiciens de jadis (oui, je parle évidemment de King Crimson) devient le support obligé d’initiations peut-être décisives et en tout cas savoureuses (« Confusion »).

Sur la face B (où l’on situe traditionnellement les trésors secrets à destination des oreilles les plus affûtées, et pas du tout uniquement, comme le voulut longtemps une rumeur tenace, les fameuses chutes de studio), on trouvera justement les deux nouvelles que l’on connaissait déjà et qui nous avaient tant donné envie d’en savoir plus (« La musique a gâché ma vie » et « Loin de la mer »), associées à l’éclosion d’une vocation paradoxale, entre trafiquant de sonorités peu courues et authentique refuznik (« The Entertainer »), aux liens qui unissent la musique, la mode – et son passage -, la nuit et le sexe sous ses diverses identités (« Pas assez de Parisiennes »), aux figures mythiques des passeuses et passeurs, avec tous les aléas de leur fréquentation assidue (« Rose Bonbon »), ou encore au dernier regard en arrière que l’on peut un jour porter sur le cadre de ses seize ans et sur le souvenir bariolé, d’une nostalgie indéfinissable, qui peut l’entourer (« Sweet Sixteenth »).

On devine, en consultant ça et là les éléments publics de la vie de l’auteur, qu’il y a beaucoup de lui-même dans les différents narrateurs associés et pourtant habilement disjoints dans certains de leurs détails. On laissera pudeur et malice faire leur travail de mise en fiction et d’embellissement romanesque (« quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende » comme on disait jadis dans « L’homme qui tua Liberty Valance », en résonance avec les cinémas et autres ciné-clubs logiquement presque aussi souvent évoqués ici que les salles de concert), et on savourera, comme chez le grand Jean-Michel Espitallier de « Du rock, du punk, de la pop et du reste », l’association étroite, en forme de réussite magique et miraculeusement éclectique, entre l’essence tordue du rock, la ferveur inoubliable de sa construction personnelle et la nostalgie sans tristesse qui persiste à habiter son parcours au fil du temps.

C’est peut-être le village d’Auteuil qui fait ça. Tous ces hôtels particuliers, ce monde à part, ce luxe absolu, une sorte de ghetto de milliardaires, gardé par un cerbère en uniforme qui laisse passer des Mini Cooper immaculées, quelques Porsche et de longues limousines. Il paraît que Sylvie Vartan habite là. Peut-être même Michel Polnareff, qui a montré ses fesses sur des affiches dans tout le quartier. Il y a comme un parfum de débauche dans l’air. D’ailleurs, La Grande Bouffe vient d’être tournée pas loin, villa Boileau. Le bruit court que c’est un film super dégueulasse, plein de scènes pornos. On ne sait même pas vraiment ce que ça veut dire, mais on relaie l’info.
C’est toujours  chez les gosses de riches qu’on rencontre la décadence la plus avancée. Sûrement parce qu’ils s’ennuient plus que les pauvres et qu’ils ont les moyens de leurs excès : les fils de médecins détournent des médicaments à la pelle – Valium, Mogadon, Fringanor. L’argent de poche leur permet d’acheter toutes les autres drogues disponibles illégalement, ainsi que de l’alcool, des fringues, des disques, des instruments de musique, des motos. En plus, leurs parents, diplomates ou autres, ne sont jamais là, on a accès à des appartements insensés, immenses, avec des bars toujours remplis, et des décos tout droit sorties des publicités de Lui : épaisses moquettes blanches à poils longs, chaînes quadriphoniques en plastique orange, murs recouverts de miroirs, etc.
Les mères, quand on les croise, ressemblent à des tigresses – le mot « cougar » n’a pas encore été inventé. Blondes décolorées, bronzées toute l’année, au volant de décapotables rutilantes, pantalons de cuir, décolletés moulants, bagues et colliers en argent, fume-cigarettes, larges lunettes de soleil, le kit complet du fantasme adolescent. (« Confusion »)

Hugues Charybde, le 9/12/2024
Stan Cuesta - La Musique a gâché ma vie - éditions Antidata

L’acheter chez Charybde, ici

-> Fête de lancement, rencontre et dédicace le jeudi 12 décembre 2024 à 19 h 30 à la librairie Charybde (Ground Control 81 rue du Charolais 75012 Paris)