L'AUTRE QUOTIDIEN

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Un avenir sans passé ni futur. Par Jean-Luc Nancy

Photo de l'exposition «Lorraine à l'âme, pays sages» “, à La Cantoche de Nancy. Une mage proposée par “Barré Jean-Luc (Nancy) “

Nous sommes souvent tentés aujourd’hui de nous percevoir comme un présent dépourvu de passé et d’avenir fiables – « nous » les habitants des mondes dits « développés » qu’enveloppe chaque jour un peu plus un brouillard où s’estompent les contours et le sens de notre avancement. Notre passé nous est de peu de secours, qu’il soit celui de l’humanisme ou celui du communisme, et notre avenir nous donne plus de doutes que d’assurances. Aussi avons-nous un sentiment d’immobilité ou de suspension hésitante dans laquelle nous nous sentons désorientés au point de nous réfugier dans ce que certains ont nommé un « présentisme ». Ce terme a eu un sens théorique (l’affirmation de l’existence exclusive du présent) et un sens pratique (« occupons-nous du présent, le reste est hors de portée »).

Ces attitudes sont autant de façons de porter le deuil de l’histoire (ce deuil annoncé depuis déjà plus d’un demi-siècle). De l’histoire, du moins, entendue comme un processus relativement continu et relativement orienté vers une certaine « vie bonne » pour reprendre l’expression d’Aristote qualifiant l’enjeu de la vie commune. La continuité en effet s’avère au moins complexe (la succession des techniques ou des éthiques montre autant de ruptures que d’enchaînement) et l’orientation est franchement douteuse si chaque nouvelle maîtrise se double d’une nouvelle menace (par exemple la longévité doublée de fragilité).

Ce deuil de l’histoire, nous le portons mal et difficilement. Notre civilisation entière aura été innervée par une téléologie que déjà Nietzsche soupçonnait de masquer les fractures de l’histoire. Mais nous ne savons pas penser ces fractures et nous avons payé très cher les volontés de relancer l’histoire par de nouveaux mythes.

En un sens je suis, sans présentisme, convaincu de l’importance de cultiver le présent, d’en recevoir le présent (le don) comme allogène au temps et comme ce que Rimbaud nomme « l‘éternité retrouvée ». Mais je tiens à ne pas confondre l’éternité avec la sempiternité ( les scolastiques le faisaient très bien). Il ne s’agit pas de s’installer dans le présent. Son don n’est pas un don de stance, de stabilité ni de stèle. Peut-être même se dérobe-t-il avec sa donation et comme le présent essentiellement se dérobe dans l’advenue de sa propre succession. En se succédant, il passe et en passant il s’ouvre à succéder encore. Il s’y advient en se perdant, il se reçoit comme ce qui ne peut être anticipé puisque cela vient. D’un mot, ce n’est pas un futur. Le futur est un présent représenté comme certain ou possible. (Je fais allusion, on le sait, à une pensée très présente et prégnante chez Derrida.) L’à-venir (pour l’écrire ainsi) serait en revanche la pré-sence du présent, cela qui n’a pas encore lieu et qui par conséquent n’est pas (sinon dans nos attentes, nos peurs, nos calculs). Il ne relève donc pas du possible – ni de l’impossible : il n’est pas et n’étant pas il nous expose à une absence ou à un vide dont seule l’approche et la survenue seule nous donneront le fugitif présent.

Notre condition présente n’a donc rien d’exceptionnel. Elle est la condition temporelle et seule une forme particulière de projection a pu nous faire anticiper des futurs programmés, anticipés et donc présents avant de l’être. Nous savons maintenant depuis longtemps que les prévisions de la science-fiction et plus d’une prévision scientifique ne se sont pas réalisées telles qu’elles avaient été anticipées. Cela n’empêche pas les anticipations de faire preuve de flair, de sensibilité à des forces et à des formes en train de se présenter. Cela n’empêche pas non plus des programmes de se réaliser à la perfection (comme la bombe atomique ou l’alunissage) précisément parce que la programmation consiste à se rendre présent tout ce qui peut être calculé, mesuré, évalué – y compris dans les aléas et les risques. Cela n’a jamais empêché non plus soit l’échec d’un programme (une navette qui explose) soit des conséquences incalculées (volontairement ou non) par exemple de Hiroshima dans ses effets tant réels que symboliques.

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Il est donc nécessaire de nous dégager aussi du deuil que de la représentation dont nous portons le deuil : celle de l’histoire maîtrisée. Telle est bien l’ambivalence du terme « anthropocène » : s’il désigne la substitution de l’homme aux forces naturelles il peut être compris (au moins de façon partielle) mais s’il prétend saluer ainsi une maîtrise et une autonomie (pour ne pas dire autocratie) de l’homme il refoule l’énorme incertitude voire l’égarement dans lequel cette maîtrise s’engage (et commence déjà à se savoir engagée… et angoissée).

Voilà pourquoi je veux parler d’un avenir sans passé ni futur. C’est-à-dire, pour enchaîner avec ce que je viens de dire, de l’approche et de la survenue d’un vide et d’un inconnu dont ni passé, ni futur ne peuvent nous éviter le surgissement.

Le surgissement n’a rien d’inédit dans l’histoire, ni dans la préhistoire. Après tout, le monde est un surgissement : non seulement il surgit du non-monde mais il ne cesse de surgir à lui-même, d’énergies en déflagrations, d’assemblages en explosions, de molécules en cellules et de cellules en brontosaures, en quadrupèdes, en hominidés, en ziggurats et en machines à vapeur. Jamais le précédent n’a vu venir le suivant. L’espace-temps du monde – voire des mondes pluriels – n’est en son fond rien d’autre que surgissement, fût-il indéfiniment plus ancien que toute ancienneté

Cela veut dire aussi que commencement et fin sont inhérents, consubstantiels à l’espace -temps c’est-à-dire à la distension et à l’expansion de la Chose c’est-à-dire du réel ou du rien ex-istant.

Je ne veux pas ici m’aventurer dans le silence du dehors dont s’entoure la Chose dès qu’elle surgit. Bien des mythes et bien des physiques s’y emploient avec splendeur depuis longtemps. Bien des poètes aussi, comme Octavio Paz qui parle de l’autre face de l’être,
la face vide,
l’éclat fixe sans attributs.

Je voudrais seulement faire résonner pour nous, maintenant, quelque chose de cet éclat et de ce silence : que nous comprenions qu’au lieu de vouloir détecter et décoder les messages de l’origine et de la fin nous devons nous faire au silence et à l’obscurité qui sont au cœur de tout soubresaut et de tout surgissement – qu’il s’agisse de chocs de particules, de naissance et de mort de vivants, de nos méditations ou de nos délires. Ce que Clarice Lispector, en un raccourci étourdissant, nomme l’inconscience créatrice du monde.

Car le Réel ou Rien ne précède ni ne suit le monde puisque l’espace-temps n’est pas plongé dans un autre espace-temps. Il est le seul, quelque multiple qu’il soit et quelques foisonnants qu’en soient les aspects et les récits. Il n’est donc pas dehors – il n’y a pas de dehors sinon dedans, au plus intime, là où ça surgit, là où ça plie, craque, rompt ou s’articule.

Voilà qui paraît bien métaphysique et emphatique, c’est vrai. Mais il s’agit en effet de ce qui excède toute métaphysique et toute emphase. Toute considération et tout discours. Mais qui nous fait ouvrir les yeux et parler.

Le paradoxe est on ne peut plus logique : c’est lorsque nous éprouvons la secousse la plus rude qu’il faut prendre de la distance, marquer un temps. C’est même en fait ce que la secousse nous impose et nous propose. L’histoire du progrès s’est achevée, une autre histoire a commencé dans cet achèvement même. Nus ne pouvons rien en discerner. Nous devons regarder son invisibilité puisque c’est en elle qu’elle vient. Ce qui veut dire qu’elle a déjà commencé à notre insu et qu’elle ne deviendra identifiable que lorsqu’elle sera déjà elle-même entrée dans un âge avancé.

Kant lui-même, au plus fort de sa confiance dans une histoire rationnelle dont il voyait le signe dans le surgissement des Lumières, Kant lui-même savait qu’il ne pouvait projeter un accomplissement de cette histoire que dans un avenir si éloigné qu’il était bien près de le penser asymptotique. Or c’est précisément l’histoire rationnelle ou la raison historique qui s’éclipse devant nous. Voilà comment c’est à venir sans passé ni futur.

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Rien dans l’histoire ne se reproduit. Mais la nouveauté d’une secousse ou d’une rupture comporte au moins l’analogie formelle de l’éclipse et du choc (peut-être chaque fois une brève exposition à « l’éclat fixe sans attributs »). Ce que je dis ici « formel » est en vérité de l’ordre de l’affect, du bouleversement, du trauma. Nous sommes sur le registre de la naissance et de la mort, de l’éblouissement et de l’aveuglement, de l’apparaître et du disparaître – ce registre n’a pas d’histoire : il la propulse. En ce sens il n’y a pas de passé, pas de tradition à raviver sans que la tradition même soit subvertie.

Rien ne me semble plus frappant que ceci : l’Occident est mis en question et se met en question de toutes les manières possibles et sous tous les angles possibles (capitalisme, progrès, technique, démocratie, athéisme, jouissance, domination, etc). Cette appellation si large d’Occident - tellement large qu’elle est largement déterritorialisée sur la surface de la terre et même au dehors – bien qu’elle continue à être d’abord identifiée avec certains territoires. L’Europe est bien entendu le premier, même flanquée de son énorme excroissance américaine. Cette dénomination n’est pas une erreur : il y a bien eu jadis une secousse occidentale, dont la première emprise fut méditerranéenne. A partir de cette secousse il ne s’agit pas de fantasmer qu’il s’est engagé un destin, pas plus qu’une téléologie de quelque nature qu’on l’imagine. Mais il n’est pas douteux qu’il s’est engagé une séquence qui comportait en elle, dans son génie génétique, un trait distinctif de maîtrise du temps. Là où les autres civilisations enveloppent le temps dans une permanence, celle-ci a déclenché une maîtrise de la succession. Une culture de la durée – puis de la progression – diffère en nature d’une culture de la permanence. Lorsqu’un poète Romain – Horace – déclare qu’il a édifié un monument plus durable que l’airain il faut entendre combien l’accent porte sur l’édification, sur l’élaboration de l’œuvre. L’opération prévaut dans l’œuvre, l’entreprise dans le monument.

L’entreprise : c’est un terme qui se prête à emblématiser un trait important sinon essentiel de l’Occident. La véritable apparition de ce trait se fait à Rome. Rome a tous les traits d’une entreprise : elle se donne un projet qui est sa propre production et son exportation ou son extension. Elle gère ce projet avec constance et sur un ensemble de registres conjoints : une cité originale et qui se forme en une autarcie telle qu’elle devient en fait une sorte de religion civile inconnue même des Grecs et une identité morale (la vertu) plus que territoriale ou familiale, l’élaboration du premier droit conçu comme un édifice complet en continuelle construction, le développement inédit par sa quasi systématicité d’un ensemble de techniques (urbaines, militaires, agricoles, mécaniques) dont plusieurs mettront ensuite des siècles à être retrouvées, enfin une expansion elle aussi inédite car elle détruit peu d’autres cités (Carthage avant tout) mais en englobe un grand nombre qu’elle laisse subsister dans l’ombre de sa force et de sa loi. C’est Rome qui invente le modèle de l’Empire au sens que l’Europe cherchera souvent à reprendre : la domination autocratique d’un ensemble varié d’unités populaires, culturelles ou religieuses.

Non seulement Rome reprend l’autonomie d’Athènes : elle la détache entièrement de l’identité locale et populaire et l’ouvre à une entreprise qui pour la première fois mérite, à son échelle, le nom de mondialisation. (On pourrait ajouter, si on voulait s’y arrêter, une comparaison avec l’Empire chinois qui en gros dans une période voisine a unifié une grande étendue de territoires selon une dynamique tout autre, qu’on pourrait dire de thésaurisation plus que d’entreprise.)

Comme nous savons, Rome s’est effondrée. Ce n’est pas par hasard que l’Europe a gardé si vif le souvenir de cette chute qui paraissait stupéfiante. Rome s’est effondrée sous son propre poids : sous le poids d’une incapacité à trouver elle-même le sens de son entreprise. Comme on sait, les fièvres er les angoisses philosophiques et religieuses ne cessaient d’agiter, à partir de deux siècles avant notre ère. Lorsque Constantin chercha à ranimer l’Empire en le vouant au christianisme, il était déjà trop tard.

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Car le christianisme, ce surgeon d’une souche juive, était apparu au fond comme un essai de réponse au trouble de Rome. Je crois qu’un signe clair en est donné par le comportement du judéo-christianisme naissant envers la richesse. Cela est bien connu mais on ne se demande pas assez ce que cela signifie. La critique de la richesse avait été entamée par les philosophes et par les Juifs – ce qui est significatif. Mais avec Rome on peut penser que se manifestait de manière bien plus décidée la substitution d’une richesse que j’appellerai d’usage à une richesse que je dirais de gloire. Je veux dire une richesse qui est employée à des opérations de rapport (commerce, construction, etc.) par opposition à une richesse accumulée pour la gloire de son détenteur – par exemple l’or et les parures d’un Pharaon ou l’or qui couvre l’Arche biblique. J’emploie le mot « gloire » afin d’évoquer ce que cette notion retient de sacré. J’emploie le mot « usage » pour me détourner un peu d’une opposition trop simple entre valeur d’usage et valeur d’échange. Il s’agit de saisir ceci : Rome (à vrai dire précédée par d’autres comme Byblos, Tyr, Athènes, Carthage, etc.) a été le foyer d’une mutation de la technique, de la domination et de la richesse – mutation dans laquelle se décide la lente gestation de l’Occident.

Le christianisme en est à la fois le produit, le symptôme et l’intensification. Il en est le produit parce qu’il mêle en lui les grandes aspirations à l’œuvre depuis des siècles dans l’effacement des mondes sacrés : l’autonomie grecque d’un logos, l’alliance juive avec un tout-autre, les énergies issues de tout l’est méditerranéen, de l’Egypte et des Etrusques. Il se produit là une puissante catalyse d’où émerge une culture nouvelle de la maîtrise et de l’entreprise, du projet et de l’émancipation. Le christianisme en est un symptôme double : d’une part il transfère la puissance hors du monde, il situe la gloire et l’accomplissement dans un autre royaume – témoignant ainsi d’un engorgement du royaume terrestre – et d’autre part en invitant l’homme à se renouveler il lui ouvre une liberté non plus de statut mais d’activité : le nouvel homme est une tâche à entreprendre. En ce sens le christianisme détourne et dynamise à la fois la pulsion énergétique, réalisatrice que portait la mutation romaine.

Cela ne produit pas immédiatement tous ses effets, il y faut d’aussi longs détours que ceux qui avaient précédé l’Empire romain. Mais lorsque s’engage la mutation qui engage l’Europe moderne on retrouve le triple caractère de la technique, de la domination et de la richesse désormais au sein d’une complexité accrue du christianisme qui à la fois s’est installé comme puissance terrestre et se trouve de ce fait obligé de se mettre en question et de se déplacer (sinon de se déconstruire) lui-même – ainsi qu’il est toujours en train de le faire.

Je vais revenir plus tard à la complexité ainsi désignée. Pour le moment, je conclus avec la naissance de ce qui en six ou sept siècles est devenu l’Occident. (Je contourne ici la part de l’islam dans cette histoire, d’abord participant notable de l’entreprise puis se détournant d’elle pour une autre histoire.)

Vers le XIVe siècle se met complètement en marche l’enchaînement propre à l’entreprise occidentale : technique, domination et richesse relèvent d’un même principe d’entraînement et d’expansion. Ce qu’on appelle capitalisme représente le développement systématique de ce principe dont le nom pourrait être l’investissement. « Investir », c’est entourer, envelopper (vêtir) un objet déterminé afin de se l’approprier. La technique investit une opération déterminée (transporter, percer, etc.) ; la domination investit l’exercice d’une maîtrise (sur des personnes, des biens, des techniques) ; la richesse – ici tendanciellement toute d’usage – investit l’accroissement de sa propre capacité à s’investir (grâce à et en vue de toute espèce de technique et de domination).

Il y aura bientôt un siècle, au moment de la deuxième guerre mondiale, Valéry pouvait écrire : « L’Europe achève une étonnante, éclatante et déplorable carrière, léguant au monde […] le funeste présent de la Science positive et le triste exemple du primat de la richesse qui ne s’était vu nulle part si absolument établi sur les mœurs et sur toute chose. »

Par « science positive » Valéry entend, comme il le dit ailleurs, la science comme « puissance – c’est-à-dire formule ou recette d’action » , soit ce qu’on a nommé « technoscience » et qu’il suffit d’appeler « technique ». Quant à la richesse, Valéry n’est ni un chrétien social, ni un communiste : son jugement n‘en est que plus frappant. Il suffit d’ajouter la conjonction entre science et richesse, ce qu’il fait un peu plus loin : « Le pouvoir d’action a conquis le domaine du savoir […] avec lui son équivalent pratique la richesse et toutes les propriétés protéiques de celle-ci. »
Nous ne pouvons guère qu’ajouter ceci, qui n’avait pas encore pour Valéry de caractère manifeste : une des propriétés protéiques de la richesse est de transformer d’une part les rapports sociaux au point d’enfoncer dans la misère le plus grand nombre en réservant à une minorité toujours plus réduite une opulence toujours plus insolente et puissante, d’autre part les rapports de subsistance entre l’homme et le reste du monde en une paralysie telle que la subsistance s’y épuise.

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Ce qui s’épuise, c’est l’Occident lui-même. Cette affirmation, pour le redire encore, n’a rien d’une vision destinale ou téléologique : l’enchaînement des séquences occidentales obéit à un investissement dont la limite ne peut consister que dans une déperdition des possibilités mêmes d’investir. Ce pourrait être ce qui est en train de nous arriver. Mais il ne s’agirait alors pas seulement de limites énergétiques – qu’on parle d’énergie motrice, d’appétit de domination ou d’enrichissement exponentiel. Si l’un ou l’autre de ces registres, ou plus certainement la tresse des trois assemblés, connaît un affaissement sérieux, ce ne sera que dans la mesure où aura commencé à s’affaisser l’investissement qui sous-tend l’ensemble : à savoir celui d’une puissance illimitée, c’est-à-dire dont l’investissement consiste dans son propre exercice.

A l’horizon d’une expansion indéfinie de la technique et de sa domination ne s’agit plus en effet d’être « maître et possesseur de la nature » comme le souhaite Descartes : il s’agit de jouir indéfiniment de soi (un peu à la manière de l’esprit hégélien) ce qui pour (in)finir revient aussi bien à s’épuiser intégralement. Il ne s’agit plus de l’homme mais d’une auto-suffisance égale à son auto-exténuement.
On est irrésistiblement tenté de protester qu’il n’est pas admissible que l’homme disparaisse, et peut-être avec lui la vie et la nature, dans le passage à la limite de sa propre puissance. Pourquoi cela ne serait-il pas admissible ? la question peut être posée. Il n’est pas évident que la valeur que nous croyons attribuer à l’homme – et même celle que nous pensons attribuer à la vie – soit une valeur, c’est-à-dire un sens digne de ce nom. Il se pourrait justement, si le sens de l’homme et celui de la vie étaient donnés par l’homme lui-même ou par la vie elle-même, qu’ils restent très éloignés de ce que voudrait un sens infini ! Hans Jonas assurait que notre responsabilité est « d’assurer la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». Le terme « authentiquement » recèle un problème qui paralyse d’emblée l’idée même d’une telle responsabilité.

Il nous est impossible de décider en faveur d’une authenticité dont rien ne nous indique la teneur – ou bien dont tout au contraire pourrait nous inviter à considérer que cette teneur se trouve précisément dans le déploiement indéfini de la puissance autonome dont l’homme aurait été le vecteur pour l’intégralité du monde. Si l’homme authentique était celui par qui s’accomplit le flamboiement suprême et l’extinction de « l’inconscience créatrice » ?

Il n’est pas exclu d’être sensible au motif heideggerien du Brauch de l’homme par l’être : de l’usage de l’homme par sa propre ex-istence – de l’usage donc de l’usage même, de son utilisation, de son utilité et de son usure en tant qu’usure du sens même. Car le sens après tout n’a pas à être interminable. Il est plutôt infini chaque fois dans la vérité de son interruption : dans une rencontre, dans une culture, dans une œuvre, dans une existence. En ce sens il est interminable parce qu’il peut toujours être interrompu et se relancer dans ou de son interruption (toutes les questions de l’ »œuvre » se nouent en ce point).

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Ce qui nous révolte est l’ignominie d’une injustice et d’un déni d’humanité dans le déploiement irrésistible de la puissance. Il n’y a pas de résistance à cette irrésistibilité qui ne doive, s’il s’agit de résister, en passer par une remise en jeu de ce qu’on croit pouvoir nommer « authenticité de la vie humaine ». Revenant au début de mon propos je dirais : de même que l’engorgement et l’angoisse de Rome ont déclenché le christianisme dans toute son ambivalence, de même il n’est pas impossible que l’engorgement et l’angoisse de notre temps – qui dure depuis plus d’un siècle – déclenche une secousse, elle aussi imprévue et inidentifiable, elle aussi porteuse d’une ligne de fuite par rapport à l’enchaînement dans lequel nous nous sentons happés.

L’important est que cette secousse ne peut être que de l’ordre de ce que Marx nomme « l’esprit » lorsqu’il fustige la religion (mais avec elle, au fond, tout ce qui prétend donner un sens du monde) comme « l’esprit d’un monde sans esprit ». Que veut dire ce mot, esprit ? C’est à coup sûr ce qui surgit toujours à l’improviste et sans identité. C’est à coup sûr ce qui est sans passé et sans futur – comme ont pu l’être le Fils de Dieu ou l’Homme autonome. Et si notre temps nous éprouve par son injustice privée de tout horizon, il est sûr que l’esprit à venir est celui d’une justice qu’aucun aménagement, aucune réforme des conditions d’aujourd’hui ne peut viser.

Je vais m’autoriser à citer quelques lignes écrites il y a dix-sept ans. Moins pour me prévaloir d’avoir anticipé quoi que ce soit que simplement pour montrer que ce qui vient nous traverse et nous fait signe peut-être déjà depuis quelque temps. C’était dans un livre dont le titre (La création du monde ou la mondialisation) voulait marquer un contraste tranché entre le surgissement et la transformation, entre la mutation et la modification.

Voici : « Créer le monde veut dire : immédiatement, sans délai rouvrir chaque lutte possible pour un monde, c’est-à-dire pour ce qui doit former le contraire d’une globalité d’injustice sur un fond d’équivalence générale. Mais mener cette lutte précisément au nom de ceci que ce monde sort de rien, qu’il est sans préalable et sans modèle, sans principe et sans fin donnés et que c’est exactement cela qui forme la justice et le sens d’un monde. »

Ce qui est inédit et qui peut-être advient sans passé ni futur, c’est l’échappée hors de toute signification terminale. C’est le sens de ce que nous ne maîtrisons pas nos fins et qu’elles ne nous maîtrisent pas non plus, car tout cela relève des logiques de l’investissement et de l’usage en vue d’une interminable relance de la puissance aussi bien productrice que destructrice. Nous ne maîtrisons pas le sens du monde mais peut-être ne sommes-nous pas non plus maîtrisés par la puissance si nous sommes au contraire employés (gebraucht), utilisés, mis en jeu par aucun maître, par aucune signification mais notre simple mise en jeu. Notre existence selon la présence qui vient et qui nous vient peut être ce qui n’existe que par et pour elle-même, pour sa propre fructification (je fais allusion ici au fruit d’Augustin, au « jouir » dont Heidegger rapproche son gebrauchtsein. Non pas jouir de soi comme l’esprit hégélien, mais être joui…

Ici, maintenant, je suis employé, utilisé, demandé, exploité, joui par un infini qui n’est ni un sujet, ni un dessein – qui donc ne me destine à rien et ne tire de moi aucun profit – mais qui est mon existence même, le fait qu’elle soit envoyée, expédiée à sa seule effectivité d’être – ce corps, ces mots, cette poussée, ce hasard en tant qu’ils sont ici et maintenant exposés, voués, abandonnés à infiniment plus qu’eux.

Ce n’est pas une pensée facile et ce n’est pas une pensée tout court : c’est une praxis, un ethos, une disposition vécue et vivante qu’en un sens nous connaissons déjà sans même le savoir. Car ce n’est pas un objet de savoir. C’est bien plutôt le fait d’un soubresaut, d’un écart par rapport à la logique usagière et usante qui nous exténue. Une disjonction, une mise en panne- aussi bien qu’une divine surprise.

Jean-Luc Nancy, le 30 mars 2019
Une Lecture donnée par Jean-Luc Nancy (Université de Strasbourg) le 30 Mars 2019 devant la Taylorian Institution d’Oxford, dans le cadre de la conférence internationale 'Thinking with Jean-Luc Nancy'.

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