L'AUTRE QUOTIDIEN

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Bolsonaro, Lula, récession, où en est le Brésil début 2020?

Voilà la situation brésilienne, un manque élevé de contrôle au plan politique, une crise qui ne cesse de croître, une politique de destruction accentuée de tous les droits sociaux et une paralysie de tous les mouvements sociaux de gauche, ce qui est également très inquiétant.

Entretien avec Ricardo Antunes conduit par Mario Hernandez

M.H. : Il s’est passé beaucoup de choses ces deux derniers mois durant lesquels nous n’avons pas communiqué. Par où commencer?

R.A. : Les difficultés sont nombreuses, on pourrait commencer à parler de la crise profonde qui s’est ouverte entre Bolsonaro et son parti (Parti social-libéral-PSL), soit la scission au sein du noyau bolsonariste. La deuxième question est le discours du ministre néolibéral de l’Economie, Paulo Guedes, disant que l’Acte institutionnel n° 5 peut être une alternative contre les mobilisations populaires. L’Acte institutionnel n° 5 [promulgué en décembre 1968 par le maréchal Arthur da Costa e Silva, président de facto de la République fédérative du Brésil] est celui que la dictature militaire brésilienne a appliqué dans sa phase de plus grande terreur ouverte. C’est-à-dire lorsqu’elle a fermé le Congrès, qu’elle a dissous les partis et a appliqué une répression très intense du mouvement ouvrier et populaire. Il y a donc de nombreuses questions à discuter. Et la dernière est la destruction quotidienne de la réglementation protectrice du travail, d’une part et, d’autre part, le démantèlement de l’économie par les privatisations. La privatisation des parcs nationaux vient d’avoir lieu [en décembre 2019 sont privatisés les parcs de Lençóis Maranhenses, dans l’Etat de Maranhão, le parc national de Jericoacoara, dans l’Etat du Ceará], comme celui de Foz de Iguazu dans l’Etat du Parana, à la frontière de l’Argentine et du Paraguay. Le côté brésilien est en cours de privatisation. Ceci donne une idée de la tragédie qui combine le néolibéralisme et une autocratie encadrée par les militaires.

M.H.: Par où voulez-vous commencer?

R.A. : Je peux commencer par la rupture effectuée par Bolsonaro du parti politique qu’il a utilisé pour son élection. C’est une expression très forte de l’incapacité politique totale de ce gouvernement. Par exemple, la récente déclaration de Paulo Guedes sur la possibilité d’appliquer l’Acte institutionnel N° 5 a même inquiété certains secteurs des entreprises capitalistes mondiales au sujet de l’insécurité politique brésilienne, ce qui a entraîné une hausse du dollar et des devises étrangères par rapport au réal.

Heureusement pour nous – les opposants de gauche – l’incapacité politique de Bolsonaro et de son noyau dur débouche sur une situation de conflit radical entre des factions qui se disputent le pouvoir. C’est inquiétant, d’une part, parce que c’est un gouvernement qui n’a pas le moindre équilibre politique. D’autre part, c’est mieux que si c’était un gouvernement d’extrême droite ordonné et organisé, comme celui d’Orban en Hongrie ou dans d’autres pays où l’extrême droite est plus dure parce qu’elle est en quelque sorte compétente, qualifiée. Ici, c’est très dur, mais elle est complètement incompétente, disqualifiée, ce qui crée une situation favorable pour les oppositions.

Personne ne peut dire aujourd’hui, en décembre 2019, si Jair Bolsonaro va ou non terminer son gouvernement. Cela reste une interrogation. Ce trimestre, l’économie a connu une petite croissance, mais elle est voisine de 1%. Ce qui, pour une économie de la taille de celle du Brésil, représente une situation proche de la récession. De plus, cette petite croissance qui s’est produite au cours de ce trimestre ne garantit pas qu’en janvier, février et mars, elle ne retombera pas, car comme nous le savons tous, cette période plus proche des vacances est toujours marquée par une petite croissance de la consommation, mais les premiers mois de l’année ont tendance à ralentir.

Voilà donc la situation brésilienne, un manque élevé de contrôle au plan politique, une crise qui ne cesse de croître, une politique de destruction accentuée de tous les droits sociaux et une paralysie de tous les mouvements sociaux de gauche, ce qui est également très inquiétant.

M.H. : Quel est l’impact de la libération de Lula, le 8 novembre 2019, dans ce contexte?

R.A. : C’est une question complexe, elle a de nombreux effets. Tout d’abord cette libération a des impacts positifs, sur le noyau du Parti des Travailleurs (PT) et son environnement, dans le sens où son principal leader est de retour et avec cela le PT retrouve une capacité de leadership personnalisé par la figure de Lula. D’autre part, à l’autre extrême, à droite, il y a un autre risque de polarisation, car les médias, la presse, et les réseaux sociaux affirment qu’il y a une polarisation au Brésil qui se concentre sur la figure politique de Bolsonaro et celle de Lula. Enfin, à gauche du PT, le tableau est contradictoire. Bien sûr, la libération de Lula signifie qu’un processus légal-judiciaire a été entièrement soumis à une orientation politique [avec comme figure prédominante Sergio Moro, actuel ministre la Justice], et cela rend la libération de Lula juste, légalement et politiquement parlant.

C’est juste parce qu’il n’y a pas d’éléments matériels qui peuvent prouver une corruption arrangée par Lula. J’ai déjà dit à plusieurs reprises dans divers médias latino-américains qu’il ne faisait aucun doute qu’il y avait de la corruption au PT, mais une chose est la corruption des secteurs dominants du PT, une autre est d’incriminer directement Lula pour un crime qui n’est pas prouvé et qui n’est pas validé par des éléments matériels.

Mais cela entraîne une quatrième conséquence qui est le retour du «Lulismo» qui, à mon avis, est le messie de la gauche, tout comme Bolsonaro est le messie de l’extrême droite. Je parle du messie comme d’une figure charismatique qui est une sorte de dieu réel. Je suis profondément critique du lulisme. L’un des points critiques du PT est qu’il n’y a pas d’opposition forte et ferme à ce leadership, à cette direction politique presque messianique de Lula. Il existe une partie de la gauche de la gauche, ainsi que des secteurs du PSOL [Parti socialisme et liberté, dont les premiers contingents sont issus d’une scission du PT en 2004] – auquel je suis affilié, mais je le dis avec beaucoup de liberté – ainsi que des secteurs de la gauche du PT, dans le cadre de la politique brésilienne, qui dépendent de la personne de Lula.

Selon moi, le cadre et moment politique devraient être abordé de manière différente. La gauche sociale, politique et syndicale brésilienne se doit de comprendre que ce cycle politique du PT et de Lula autour de la conciliation est clos. Le Brésil est aujourd’hui un pays irréconciliable. Et Lula est incapable de comprendre cela. Il croit toujours, bien qu’ayant passé plus d’un an en prison, qu’il est possible de refaire la même chose et de réconcilier le pays. Il est incapable de comprendre politiquement qu’une fracture profonde sépare les deux Brésil, celle des classes dirigeantes, riches, seigneuriales, propriétaires d’esclaves, au passé esclavagiste et qui veulent la misère et la super-exploitation de la classe ouvrière. Et l’autre Brésil, des travailleurs et travailleuses, des mouvements sociaux, des Noirs, des femmes, des périphéries, des indigènes, des étudiants, des mouvements de libération sexuelle, etc. Et Lula ne comprend pas qu’entre l’un et l’autre, il n’y a pas de réconciliation possible. Depuis la destitution de Dilma Rousseff [en août 2016], Lula n’a jamais fait de bilan critique, soulignant les erreurs de son gouvernement et de son leadership charismatique.

Cinquième et dernière conséquence de la libération de Lula qui concerne les secteurs les plus proches des secteurs populaires, les plus pauvres, les plus nécessiteux, les secteurs sans perspectives de vie, sans possibilité de se projeter dans le futur, le conflit sera toujours entre un des messies, entre Lula et Bolsonaro [ce dernier appuyé par les Eglise évangéliques].

Telles sont les conséquences de la libération de Lula, qui vient de sortir de prison. C’est incontestable, il n’y avait aucune preuve pour l’emprisonner. Mais son retour à la vie politique a des conséquences très différentes, à la fois positives et négatives, et peut signifier la paralysie d’importants secteurs de la gauche brésilienne qui, ces dernières années, n’ont déployé que la bannière de la libération de Lula.

Le dernier point est que Lula se trouve à la conjonction de nombreux autres processus. Il y a un secteur du système judiciaire qui est ultra-conservateur et proche de l’extrême droite, qui continue à être ferme dans son intention de maintenir la culpabilité et la condamnation de Lula. Le tableau est assez complexe pour comprendre la place de Lula en 2020. (Entretien transmis par Ricardo Antunes en date du 24 janvier 2020 et effectué en décembre 2019; traduction de l’espagnol par la rédaction de A l’Encontre)

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Ricardo Antunes est sociologue et professeur titulaire de l’Université d’Etat de Campinas (Etat de São Paulo), Brésil. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels celui publié en 2018: O privilégio da servidão: O novo proletariado de serviço na era digital, Ed. Boitempo.