L'AUTRE QUOTIDIEN

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Biélorussie : l'état tyrannique aux mains d'un pirate de l'air

Roman Protassevitch

L'Etat pirate et pour l’instant ça va.

Et donc, Loukachenko a donné l’ordre personnellement d’arraisonner un avion dans le ciel, de la compagnie Ryanair — en menaçant l’équipage avec un avion de chasse équipé de roquettes air-air—, parce que cet avion, le vol Athènes-Vilnius, transportait, parmi ses 123 occupants, l’un de ses opposants les plus résolus, Roman Protassevitch, fondateur de la chaîne NEXTA, une chaîne d’information biélorusse libre. Protassévitch était considéré comme « terroriste » par le régime et, en tant que tel, il encourt la peine de mort. — Ce qui s’est passé est sans précédent : les 123 passagers ont donc été arrêtés, ils ont été fouillés (parce que les contrôleurs du ciel biélorusses avaient prétendu qu’il y avait une bombe à bord), et eux et leurs bagages, et j’apprends qu’en fait, ce n’est pas que Roman Protassévitch qui a été arrêté, mais que 5 autres passagers ne sont pas repartis, quatre Biélorusses et deux Russes. S’agit-il de personnes liées à l’opposition ? A priori, ce matin, je ne trouve aucune confirmation de cela : non, il s’agit bien, selon la méthode des gens qui ont suivi Navalny, de membres du FSB, et il est essentiel de comprendre que le FSB biélorusse et le FSB russe ont; à l’évidence, travaillé ensemble. Il ne s’agit pas d’une opération uniquement biélorusse.

Protassévitch avait, juste avant d’embarquer, échangé des sms avec des amis, en leur disant qu’il était suivi par un type, un Russe, qui avait carrément essayé de filmer ses papiers quand il les présentait à l’embarquement, un type, écrivait-il « en t-shirt, pantalon de toile clair et.. petite mallette de cuir ». Bref, que ce type ait été russe ou biélorusse n’a aucune importance. Ce qui s’est passé là, avec le détournement en plein vol de cet avion civil, est naturellement sans précédent.

Cela pose la question, d’abord, de l’attitude du pilote de Ryanair. Pourquoi, s’il y avait une bombe dans l’avion et qu’il était forcé d’atterrir, a-t-il préféré atterrir à Minsk, alors qu’il n’était à 75 kilomètres de Vilnius ? Y a-t-il été forcé par la menace d’une roquette ? Et comment se fait-il qu’il soit reparti alors que 6 de ses passagers n’étaient pas à bord ? Lui a-t-on dit que ces six passagers avaient refusé de continuer le voyage ? Ce sont des questions que l’enquête devra éclaircir, mais elles ne sont pas essentielles.

Ce qui compte, c’est le défi lancé à l’Occident. — Sur ça, le commentateur Ilia Varlamov, que je suis régulièrement, a une vision qu’on pourrait appeler réaliste : l'Occident condamnera, avec des phrases très dures (a déjà condamné avec des phrases très dures), exigera la libération des prisonniers politiques et... ne fera rien d’autre. Parce que, réellement, qu’est-ce que peut faire l’Occident, là maintenant, pour sauver Roman Protassévitch ? La question n’est pas Roman Protassevitch, mais le Nord-Stream 2 que l'Allemagne veut absolument voir achevé, et qui laisse à Poutine les coudées franches pour faire absolument tout ce qu’il veut par ailleurs. Un responsable de l’armée biélorusse l’explique très clairement : « En cas de guerre anti-terroriste, les règles de combat sont celles de l’anti-terrorisme. Cette guerre sera menée de la façon dont Israël mène ses opérations contre ses terroristes ou comme l’a fait le l'Etat le plus humain (sic — c’est dit comme ça) contre Ben Laden et ses partisans. Et nous sommes prêts à passer à l’action. Dès que l’ordre sera donné, où qu’ils se trouvent, en prenant le temps qu’il faudra, nous les trouverons et nous les nettoierons. » (re-sic) — Loukachenko compare donc ses opposants politiques à Ben Laden, et les menace, tous, de mort, au vu et au su de chacun.

Loukachenko n’existe pas. Je veux dire, Loukachenko n’existe que tant que Poutine le laisse exister, et Poutine le laisse exister parce que le Belarus fait, d’ores et déjà, partie d’un nouvel empire russe, et que Poutine le répète de plus en plus, le but de sa politique aujourd’hui est de reconstruire cet empire dans ses frontières soviétiques. — Le défi du détournement est un défi à chaque Etat de l'Union européenne : que se passera-t-il quand le régime mafieux de Moscou décidera qu’il est temps de reprendre les pays Baltes ? Est-ce que nous ferons la guerre, non pas pour Dantzig, mais pour Vilnius ? Bien sûr que non.

Et donc, Poutine continue, comme le font les mafieux, en attaquant, de plus en plus fort : en Russie, il fait, de jour en jour, voter des lois à effet rétroactif pour empêcher tout candidat de l’opposition de se présenter aux élections (si vous avez soutenu Navalny, vous serez inéligible pour cinq ans), il tue ses opposants par les services de Kadyrov, et, à l’extérieur, il se comporte en pirate par l’intermédiaire de son valet de pied, Loukachenko.

Et nous, comme dit l’autre, nous répétons cette phrase qu’en russe on appelle « ailée » (c’est-à-dire célèbre et répétée par tous) : « Pour l’instant, ça va, ils tapent sur les Juifs d’à côté » .

André Markowicz, le 24 mai 2021


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.