L'AUTRE QUOTIDIEN

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Pourquoi n'interdit-on pas l’Action Française, qui combat ouvertement la République et la laïcité?

Quelle autre organisation pourrait se permettre, par les temps qui courent, de déployer place de la Concorde, à quelques mètres de son local, une banderole promettant de “décapiter la République”, de prendre d’assaut une session du conseil régional d’Occitanie, de réclamer l’instauration d’un “catholicisme d’état” en menaçant d’un “retour des croisades” sur les murs d’une mosquée, de coller devant la faculté de lettres de Limoges des affiches dénonçant ses professeurs supposément “islamo-gauchistes”, d’attaquer des manifestants LGBT, des librairies, des lycéens ? Le tout sans provoquer la moindre indignation réelle (honnêtement, les média et les éditorialistes qu’une réunion non-mixte de l’UNEF suffit à enrager s’en foutent) et sans que personne ne songe à réclamer la dissolution d’une organisation qui ne se cache pas de vomir la République et ses valeurs, de vouloir leur mort, d’être radicalement opposée à la laïcité, et traîne derrière elle une longue histoire d’antisémitisme et de xénophobie. Interdite à la libération pour collaboration, son chef et fondateur, Charles Maurras, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité et à la dégradation nationale, l’Action Française est mystérieusement encore là, des décennies plus tard, libre de répandre son poison anti-républicain dans les esprits et de faire le coup de poing, sous le regard indulgent d’une bourgeoisie qui a souvent eu une faiblesse pour les idées royalistes dans sa jeunesse, et avec le soutien de la fraction intégriste du clergé catholique… Retour sur l’histoire sulfureuse de ce parti antisémite et antirépublicain avec un texte de l’historien et spécialiste de l’Action Française Jean-Paul Gautier.

Sur les murs d’une mosquée de Rennes

Jeudi 29 octobre 2020 dans la nuit, quelques zélés royalistes de l’Action française se sont rendus sur la place de la Concorde à Paris pour y faire un selfie avec une banderole titrée « Décapitons la République ».

L’Action française bénéficie d’une réputation de « centre de formation intellectuelle » héritée de son histoire, de son Institut d’Action française et de sa longue pratique des conférences et des colloques. Ses principales activités se sont cantonnées à des commémorations : Jeanne d’Arc, la mort de Louis XVI, à la vente de son journal. La « Manif pour tous » a permis à l’AF somnolente, de se refaire une santé et de tenter de retrouver un espace de visibilité, de « royaliser » les mobilisations, en mettant à disposition sa logistique et son service d’ordre. Ses militants ont tenté d’occuper la rue par des actions violentes à Marseille, Bordeaux, Lyon, Paris, Montpellier. Des commandos royalistes sont intervenus, en 2017, contre les occupations de certaines facultés et des assemblées générales d’étudiants (Sorbonne, Tolbiac, Strasbourg, Centre universitaire Paul Valéry à Montpellier, Sciences Po Rennes), raids de commandos anti blocage dans des lycées parisiens (Voltaire, Louis le Grand, Montaigne). Des affrontements ont lieu avec les antifascistes, comme à Saint-Etienne, lors de l’inauguration d’une section de l’Action française en 2018, ainsi qu’à Marseille où les royalistes, suite à une scission de l’AF-Provence1, se sont associés au GUD et ont ouvert un local sous l’étiquette Bastion social. Tentant d’exploiter le côté médiatique, un militant royaliste a entarté Eric Coquerel, député de La France Insoumise en avril 2018. A Toulouse, le groupe toulousain a occupé les toits de l’usine Latécoère, objet d’une opa émanant d’un fond d’investissement américain, claironnant « Nous sommes en première ligne contre la braderie de nos industries ». Dernièrement, certains de ses ex militants ont été tentés par le terrorisme. En juin 2017, Logan-Alexandre Nisin, fan d’Anders Breivik, est arrêté à Vitrolles, ainsi qu’une dizaine de personnes en Seine Saint-Denis et à Marseille2. Nisin était à la tête d’un groupe baptisé « OAS », en référence à l’Organisation Armée Secrète, organisation terroriste et pro Algérie française. Nisin et son groupe projetaient des attentats contre des personnalités politiques parmi lesquelles Christophe Castaner ex maire de Forcalquier, et Jean-Luc Mélenchon. L’AF s’est empressée de publier un communiqué de presse rédigé par son secrétaire François Bel-Ker « Contre la diffamation, note sur une tentation terroriste d’ultra droite. Nous réaffirmons ici que ses agissements solitaires étaient parfaitement inconnus des membres et des cadres de notre organisation. Toute son histoire (AF) prouve son refus de l’action terroriste ». On peut s’interroger sur la place que représentent actuellement le maurrassisme et son poids idéologique.

Retour sur l’histoire

Petit groupe fondé en 1898, né des retombées de l’affaire Dreyfus doté en 1905 d’un Institut puis d’une ligue militante, l’Action française a donné son nom et a regroupé autour de ses fondateurs (Maurice Pujo, Henry Vaugeois) des collaborateurs tels Léon Daudet et Jacques Bainville. Le quotidien, qui dure jusqu’en 1944 et dont l’impact a été énorme, semble incarner à lui seul le mouvement. C’est le journal qui assure la solidité de l’ensemble et surtout de la troupe de ceux qui se réclament « d’AF ». L’Action française disparait en 1945 et Maurras est condamné pour « intelligence avec l’ennemi ». Il déclare lors du verdict : « C’est la revanche de Dreyfus ». Il est emprisonné à la prison de Clairvaux. L’Action française renait dès 1947 avec un périodique bimensuel « Aspects de la France et du Monde » qui va se transformer en Aspects de la France (les initiales rappellent l’ex AF dont la référence est interdite à la Libération) (codirigé par Georges Calzant et Xavier Vallat, ex commissaire aux questions juives du gouvernement de Vichy en avril 1941, et avec la création des Amis d’Aspects de la France. En 1955 est créée la Restauration nationale avec Pierre Pujo et Pierre Juhel. Marquée par de nombreuses scissions, dont la plus importante fut en mars 1971 avec la création de la Nouvelle Action française devenue la Nouvelle Action royaliste dirigée par Bertrand Renouvin. En 1998, suite à une nouvelle scission menée par Hilaire de Crémiers et à une décision de justice, le mouvement se voit retirer la dénomination de Restauration nationale et se transforme en Centre de propagande d’action française. Hilaire de Crémiers et son groupe sont les seuls autorisés à utiliser le nom de Restauration nationale. De 1992 à 2018, le journal devient successivement Action française hebdo puis Action française 2000 qui cesse de paraître en 2018. Il est remplacé par Le Bien commun. En 2018, le CRAF et la RN se regroupent sous la dénomination de CRAF. L’influence de l’Action française s’est fait sentir bien au-delà des stricts cercles de sympathisants pour toucher de larges couches de l’opinion. Se réclamant de la contre-révolution, elle a fourni une philosophie délibérément réactionnaire, xénophobe et antisémite. Maurras écrivait dans l’Action française, le 23 février 1911 : « Le Juif d’Algérie, le Juif d’Alsace, le Juif de Roumanie sont des microbes sociaux. Le Juif de France est microbe d’Etat : ce n’est pas le crasseux individu à houppelande prêtant à la petite semaine, portant ses exactions sur les pauvres gens du village : le Juif d’ici opère en grand et en secret ». Cet antisémitisme est toujours présent après guerre. Suite à l’arrivée de Pierre Mendès-France à la présidence du Conseil (1954-1956), l’hebdomadaire royaliste, parlant du « juif Mendès, titrait « Gare à la dictature juive ». Lors du vote de la loi sur l’IVG, Aspects de la France interpelait Simone Veil : « Si vous étiez ministre de la santé en Israël, mettriez-vous autant d’acharnement à détruire dans l’œuf les futurs petits juifs que vous en mettez à vouloir occire les futurs petits Français ? L’avortement n’est bon que pour les Goyms ! ». Avec le renouvèlement de la .direction, la situation a évolué et l’antisémitisme a disparu des publications du mouvement. Son principal ennemi est dorénavant l’islam politique et l’islamisme et sa hantise du « grand remplacement », c’est-à-dire que les allophones supplantent les autochtones.

Le fantôme du maurrassisme

La démarche de Charles Maurras s’est voulue une tentative globale d’explication avec comme solution miraculeuse le rétablissement de la monarchie et l’élimination de « la gueuse ». Cependant, tous les combats de Maurras se sont soldés par des échecs : anti dreyfusard, le dreyfusisme a gagné, royaliste désavoué par le prétendant au trône, défenseur de l’Eglise contre la république cléricale et condamné par l’Eglise. La période vichyssoise a gravement compromis sa cause. La problématique du maurrassisme est datée et son apologétique monarchique est hors jeu. Cependant, la postérité intellectuelle du maurrassisme reste non négligeable et apparaît sous certaines plumes : Patrick Buisson (maurrassien), Eric Zemmour se réfère à Maurras dans son pensum « Suicide français », Philippe de Villiers (ex AF dans sa jeunesse). La traçabilité maurrassienne se retrouve chez certaines composantes du mouvement national-populiste. Même si la thématique semble relativisée dans le discours mariniste, cela n’a pas toujours été le cas. Le nationalisme ethnocentrique de Jean-Marie Le Pen a reflété l’accentuation d’un des points majeurs du nationalisme intégral. Empruntant des termes puisés chez Maurras, Le Pen a voulu s’affirmer comme le principal défenseur de l’identité française face au cosmopolitisme, à la décadence et à un supposé ennemi intérieur. Il a instrumentalisé, comme les contre révolutionnaires, le repli identitaire, xénophobe, la crise du politique et l’angoisse de la perte du rang international de la France. Le Rassemblement national et Marine Le Pen jouent la même partition. Jean-Marie Le Pen a récupéré d’autres points forts de la thématiques maurrassienne, la question de l’immigration et le binôme « Pays légal-Pays réel ». Le « Pays réel » est ce sur quoi le « Pays légal » vit en parasite : c’est-à-dire la société civile, l’ensemble des forces vivent de la nation. En termes lepéniens, « l’établissement vit aux crochets du peuple ». Quant à la stigmatisation de l’immigration et son utilisation comme fonds, de commerce électoral, ce n’est qu’une adaptation de l’actualité de la pensée de Maurras. Comme pour l’antisémitisme, il suffit de désigner un bouc émissaire. Marine Le Pen marche sur les traces de Maurras lorsqu‘elle attaque l’islam présenté comme un danger réel et le musulman comme la menace séculaire du Sarrasin contre la chrétienté et s’oppose à la construction de mosquées. Dans l’Action française du 13 juillet 1926, Maurras commentait l’inauguration de la mosquée de Paris : « S’il y a un réveil de l’Islam, je ne crois pas que l’on puisse en douter [il] représente une menace pour notre avenir […] quelque chose qui ressemble à une pénétration de notre pays ». En 2013, Marion Maréchal-Le Pen, répondant aux questions de l’Action française, précisait que « le Front national emprunte le slogan de l’Action française : Tout ce qui est national est nôtre ». Invitée, le 7 mai 2016 au colloque du Centre royaliste d’Action française, elle affirmait que « Le Front national est le plus monarchiste des partis français, en ce sens où il est le dernier à défendre les fonctions régaliennes de l’Etat » et d’ajouter que Charles Maurras est un « penseur politique de premier plan ». La prégnance maurrassienne est aussi présente chez les catholiques intégristes lefebvristes de la Fraternité sacerdotale Saint Pie X qui se déclare favorable à l’instauration du « règne du grand monarque et du saint pape, chacun dans son domaine restaurateur de la France et de l’Eglise dans une alliance parfaite ». La « Manif pour tous » est apparue pour certains comme la mobilisation du « pays réel » et l’expression d’un « ordre naturel » des choses gravé dans le marbre. A travers ces mobilisations qui reflètent une forme de révolte contre le modernisme, les courants réactionnaires et contre révolutionnaires ont tenté de réoccuper une partie du champ politique. Il en va de même pour les manifestations dites « Jour de colère » où certains groupuscules pensaient, dans la tradition maurrassienne, que « le coup de force était possible »

L’extrême droite n’est pas la seule à utiliser le binôme « Pays légal, Pays réel ». Des dirigeants politiques de droite (LR), de La République en Marche, voire de la Gauche y font référence.

L’Action française est la formation d’extrême droite la plus ancienne dans l’espace politique français. Elle a pour, reprendre l’expression de Michel Winock, pu servir « de fixation à la purulence anti démocratique ». Par ses actions coups de poing, dans la lignée des Camelots du Roi, les royalistes de l’Action française cherchent à occuper l’espace laissé vacant par la dissolution de Génération identitaire et tenter de ramasser la mise. Que pense Gérald Darmanin (qui a fait un passage dans ses jeunes années à l’AF) du raid de l’AF lors d’une réunion du Conseil régional d’Occitanie accusé d’« islamo gauchisme », accusation dont se gargarisent à la fois l’extrême droite, la droite, le gouvernement et d’autres à gauche. Le Ministre de l’intérieur n’a-t-il pas déclaré sur CNEWS que « L’Action française est une association dont chacun connaît le fait qu’elle veut remplacer la République par la royauté. C’est la grandeur de la démocratie et de la République que des gens veulent remplacer son régime ». Rappelons que Maurras considérait la démocratie comme une « Mécanique à détruire » qui renversait l’ordre naturel des choses. Qu’en pense Emmanuel Macron qui trouve « absurde de dire que Charles Maurras ne doit plus exister » et qu’« il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent […], cet absent est la figure du roi dont je pense […] que le peuple français n’a pas voulu sa mort ».

Jean-Paul Gautier

Bibliographie :

Gautier, Jean-Paul, La Restauration nationale. Un mouvement royaliste sous la 5e République, Syllepse, 2002.

Joly, Laurent, Naissance de l’Action française, Grasset, 2015

Prévotat, Jacques, L’Action française, Que sais-je, 2004

Weber, Eugen, L’Action française, Fayard, 1985.