L'AUTRE QUOTIDIEN

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Italie : pilotage automatique et chaos

Depuis que le chaos viral a fait irruption dans l'ordre mondial déjà bouleversé, ceux qui avaient de bonnes oreilles ont commencé à percevoir, là-bas, le bruit d'une désintégration imparable, le tonnerre souterrain du dérèglement de tous les ordres : l'ordre économique, géopolitique et le plus important de tous, l'ordre psychique.

Aucun de ces ordres n'a jamais été véritablement en ordre, c'est vrai. Mais les charnières ont plus ou moins tenu : au milieu d'immenses souffrances, d'une violence intolérable et d'effondrements soudains, les charnières ont tenu : la loi, l'argent, la masse chantante et super-cacophonique du paysage médiatique ont tenu ensemble un monde sénescent et désespéré. Lorsque les particules invisibles ont commencé à proliférer et que la contagion s'est manifestée, lorsque la proximité des corps a été interdite, nous avons alors senti que les charnières ne tiendraient pas.

Dès les premiers jours, nous avons dit : le syndrome, l'enchaînement d'effondrements distincts (effondrement de l'environnement, de la géopolitique, de la société et du cerveau collectif) est destiné à agir comme une apocalypse. Si nous savons en tirer la leçon, si nous sommes capables de transformer le mode de production et d'abord les attentes de la consommation, l'être humain connaîtra peut-être une nouvelle époque. Si, au contraire, nous prétendons relancer la machine de la normalité, si nous visons à réactiver la croissance économique par l'extraction de ressources pour l'accumulation, alors préparons-nous : l'apocalypse prépare à l'extinction.

Laissons le traumatisme travailler, l'élaboration du traumatisme prendra beaucoup de temps car le traumatisme sera suivi d'autres traumatismes connexes (la pandémie génère la récession, la récession le chômage, le chômage les migrations, les migrations le nationalisme, et le nationalisme la guerre et ainsi de suite)...

En ce qui nous concerne, il n'y a rien d'autre à faire que de regarder le traumatisme se dérouler et de construire de minuscules dispositifs de vie égalitaire frugale centrée sur l’utilité plutôt que sur l'argent.

Les gardiens de l'accumulation se sont précipités: abandonnant les jérémiades d'austérité passées qui, il y a dix ans, ont provoqué l'étranglement des sociétés européennes, l'appauvrissement et l'insécurité, ils ont promis des avalanches d'argent.

Mais comment? Le remboursement de la dette n'était-il pas une nécessité naturelle, un commandement divin qui ne peut être transgressé si l'on ne veut pas finir comme les traîtres grecs qui ont été punis d'humiliation, de flagellation publique et enfin de réduction à la pauvreté? Plus maintenant: le virus nous a appris la leçon, c'est qu'il n'y a pas de vérités naturelles, mais seulement des relations de pouvoir (lire aussi La dette est une relation sociale). En 2015 le visage austère de la troïka; en 2020, les cordons de la bourse qui s'élargissent pour laisser couler un immense fleuve d'argent.

Mais comment? N'avons-nous pas dit que la dette ne doit pas augmenter davantage parce que sinon les petits-enfants et arrière-petits-enfants subiront les conséquences de notre somptuosité? Mais le virus nous a appris que l'argent est un pur flatus vocis (Ndt : “un souffle de voix”, une abstraction creuse) une énonciation linguistique qui rencontre (quand elle le rencontre) la confiance de la société. Parfois, cela n'arrive pas: la confiance s'effondre, la demande stagne et la dépression se propage.

La voiture continue sa course

Les charnières de la machine globale ont visiblement commencé à se déséquilibrer, mais quel que soit leur état de délabrement, la machine globale continue de fonctionner, du moins aussi longtemps qu'elle le peut.

La politique étant l'exercice de la volonté qui régit le processus social, elle a perdu son pouvoir lorsque le virus est apparu: la politique ne peut rien faire contre l'infiniment petit, l'infiniment grand et l'irréductiblement complexe. La prolifération des micro-plastiques, la radioactivité nucléaire ou le virus contagieux échappent à l'action du politique parce qu'ils échappent d'abord à sa compréhension. Ainsi la fonte des glaciers, la propagation des incendies et la montée des eaux des océans échappent à la politique, car la politique ne peut rien contre l'irréversible.

Les politiciens se sont alors séparés en deux partis: les tueurs professionnels, qui ne se soucient pas de la maladie et de la mort tant que les affaires ne s'arrêtent pas, et ceux, effrayés par l'ingouvernable, qui se sont rapidement retirés, cédant la place aux partisans de la discipline sanitaire au prix d'interrompre les activités quotidiennes de reproduction et d'accumulation. La discipline sanitaire a remplacé le choix politique. Même ceux qui avaient consacré leur vie à équilibrer les comptes, spécialisés dans la transformation du concret du travail et de la connaissance en figures abstraites du capital, se sont vus contraints de sortir de leur réserve traditionnelle et ont pris la place des hommes politiques dont l'art avait perdu son efficacité.

Cela s'est produit en Italie selon les caractéristiques stylistiques spécifiques de la commedia dell'arte où des problèmes dramatiques sont mis en scène par des personnages de bande dessinée: le fanfaron ignorant et violent qui veut noyer tous les immigrants, le ministre des Affaires étrangères qui ne sait pas dans quel pays le coup d'État d'état de Pinochet, Matteo Renzi, le spirituel Florentin, qui a appris l'histoire de l'art sur une brochure de l'agence de tourisme de la Piazza della Signoria, et en arrière-plan la très ancienne mammasantissima (Ndt : chef de la mafia ou de la Ndranghetta) un peu assombrie, mais toujours très attentive au destin de ses entreprises.

La finance mondiale doit assurer le contrôle de l'énorme masse d'argent que l'Union européenne a allouée à l'Italie afin que le pays ne coule pas et n'entraîne pas avec lui l'économie du continent. Vous ne pourriez pas laisser tout cet argent entre les mains des élus du Mouvement cinq étoiles, qui ont appris à se comporter l'année dernière, mais on ne sait jamais. Voici donc l'esprit florentin qui détruit tout.

La finance mondiale peut lui faire confiance : lors d'une récente rencontre avec un illustre démocrate arabe, protecteur de l'art et éventreur de journalistes, il a prononcé une phrase qui fait que la Confindustria, le Fonds monétaire et Goldman Sachs lui ressemblent. Avec le sourire crétin d'un laquais pincé pour avoir léché un cul très fétide, il a déclaré que son rêve est un coût de main-d'œuvre bas comme celui que l'Arabie, phare de la civilisation, paie aux esclaves pakistanais, coréens et palestiniens. L'esclavage n'est en aucun cas un vestige douloureux du passé. Dans l'agriculture du sud de l'Italie et de l'Espagne, dans la logistique à travers l'Europe, et dans des secteurs de plus en plus importants de travail précaire, l'esclavage tend à devenir la forme dominante de travail post-pandémique.

A moins que tout s'effondre, et alors nous en reparlerons.

Mais pour le moment, il ne s'effondrera pas, car l'esprit a ouvert la voie à Draghi, qui remplace l'esprit rustre par le cynisme ironique.

La tâche de M. Mario Draghi

Qui est Draghi? Draghi est une personne cultivée qui a étudié les principes avec Federico Caffè et l'application des principes avec Goldman Sachs ( un autre étudiant et ami de Caffè, Bruno Amoroso, en a parlé il y a quelques années dans l’article Mauvais élèves et dragons rebelles ).

Il est probablement conscient de l'indignité morale de sa tâche qui est de plier la vie sociale à la règle mathématique. Mais il est convaincu qu'il n'y a pas d'alternative à la règle du profit privé.

Pourquoi la pandémie a-t-elle affecté si profondément la vie sociale? Car depuis quarante ans la santé publique a été réduite, la médecine de base découragée, la recherche privatisée. L'intérêt privé, la concurrence économique comme critère ultime de vérité, comme critère épistémique qui régule la connaissance sociale. C'est le cancer qui a appauvri la société et l'a exposée à des tempêtes virales.

La diffusion du vaccin propose aujourd'hui à nouveau ce thème: si la règle qui régit est celle du profit, l'hémisphère sud devra attendre de nombreuses années avant de vacciner les populations. Pour le moment, seuls 5% du vaccin sont allés dans des pays de l'hémisphère sud comme l'Inde qui est l'un des pays les plus touchés et qui produit le vaccin sur son territoire mais ne peut pas l'utiliser car il appartient à des sociétés américaines. Seule la violation systématique de la règle privatiste pourrait rendre les licences et les brevets publics, pourrait permettre aux pays pauvres de produire directement leur propre vaccin.

Mais cette règle ne peut être violée.

Draghi a été plébiscité par un chœur ridicule et hétérogène de courtisans dont je suis persuadé qu’il les méprise intimement: il a la culture du Grand Cynique, capable d'accepter la dissonance cognitive de ceux qui servent le mal de manière consciente car ils reconnaissent que le monde n'est rien d’autre que le lieu du mal. N'a-t-il pas étudié à l'école jésuite, n'est-il pas un amoureux d'Ignace de Loyola dont la théologie nous conseille de nous laisser guider par le principe supérieur perinde ac cadaver ? (Ndt : jusqu’à la mort)

"... persuadés que nous sommes que quiconque vit dans l'obéissance doit se laisser porter et gouverner par la Providence, par l'intermédiaire du supérieur, comme s'il était un cadavre (" perinde ac cadaver "), qui peut être emporté n'importe où et traité comme ça fait plaisir ".

Un autre grand Mario, Bergoglio, que nous aimons tous, doit sa formation à Loyola. L'Italie est protégée par Dieu et en pilotage automatique.

Le pilotage automatique

En 2011, beaucoup ont protesté contre l'austérité financière qui réduisait les ressources de l'école à la santé publique en passant par les salaires et les pensions au nom du principe supérieur d'égalité de budget et de remboursement de la dette, et Draghi a commenté, avec le sourire du grand cynique, qu'il y avait raison de s'inquiéter de ces turbulences, car l'économie financière est toujours conduite en pilote automatique.

Le pilote automatique est une déclinaison postmoderne du principe supérieur que le fondateur de la Compagnie de Jésus invite à suivre perinde ac cadaver. La théologie financière est une question sérieuse: comme la théologie jésuite reconnaît que le monde est un endroit dominé par le mal et que le mal a sa propre logique impénétrable à laquelle nous devons nous plier pour réaliser le bien.

La parabole de Mario Monti, qui a pris ses fonctions après un coup d'État pacifique mené par Napolitano au nom du système financier qui voulait se débarrasser de l'embarrassant Berlusconi, ne doit pas être répétée pour Draghi. Monti, le pauvre homme, a dû resserrer les cordons de la bourse, réduire les retraites, réduire les dépenses pour les écoles et les soins de santé avec les résultats que nous constatons aujourd'hui. Draghi a pour tâche de distribuer la providence européenne, et il peut le faire avec une certaine modération. Nous verrons bientôt comment il se comporte sur des questions comme le revenu de citoyenneté, le gel des licenciements, etc. Mais je crois qu'il aura la main légère et tiendra compte du poids parlementaire de ses nouveaux fidèles élus du Mouvement cinq étoiles. Sa tâche est stratégique et ne se mesure pas au cours des six prochains mois.

La tâche de Draghi est de restaurer la domination sur la situation du pilote automatique (le régime du profit financier), et d'empêcher de germer du chaos de nouvelles formes de solidarité sociale qui rendraient possible la redistribution des richesses, et l'établissement de la primauté de l’utile sur l'argent. À court et moyen terme, il réussira.

Et si la cause principale de l'appauvrissement social a été la privatisation systématique des ressources, Draghi - qui était l'un des privatiseurs les plus autoritaires de l'ère néolibérale - veillera à ce que l'intérêt collectif reste soumis à l'intérêt privé.

Alors les jeux sont faits? Pas exactement. Il y a une autre force sur le terrain en plus du pilote automatique, et cette force est le chaos.

L'apocalypse pandémique a inauguré un processus de désintégration qu'aucune intervention financière ne peut arrêter. Pensons-nous que l'argent du Fonds de relance sera investi pour garantir un revenu à tous, pour priver de biens communs tels que l'eau, les transports, les écoles et la santé ?

Draghi est là pour empêcher que cela n'arrive, pour relancer la croissance "quoi qu'il en coûte".

Le chaos peut contenir de meilleures formes de vie

L'intervention financière servira peut-être à relancer le profit des entreprises et à construire des infrastructures pour l'extraction et l'exploitation, mais elle n'arrête pas la propagation du virus, ne guérit pas l'épidémie de dépression, n’arrête pas la vague de migration et le déclin démographique, les explosions de colère impuissante. Cela n'arrêtera pas le chaos.

Le chaos est un ennemi, mais il peut être un allié. C'est dévastateur, mais il peut contenir comme par magie les formes d'une vie meilleure. Du chaos, une subjectivité capable de modifier les attentes du monde, les besoins, les formes de logement, les directions de recherche peuvent naître, doit naître. La subjectivité sociale est actuellement dans un état de paralysie imaginative, me semble-t-il. Il doit traverser un traumatisme dont nous ignorons l'évolution.

Le pilote automatique tentera de redémarrer la machine sociale selon l'ancienne règle d'accumulation et d'inégalité. Il réussira pendant un certain temps, mais il n'y parviendra pas longtemps, car le chaos l'empêchera de redresser ce qui est déséquilibré.

Il faudra alors écouter le chaos, sans se laisser distraire par le tollé des courtisans ou par le sourire sévère du pilote automatique.

Franco 'Bifo' Berardi
Traduction et édition L’Autre Quotidien
article original paru dans “Comune”


Franco Berardi dit Bifo est un philosophe et militant politique italien issu de la mouvance opéraïste. Il rejoint le groupe Potere Operaio et s'implique dans le mouvement autonome italien dans les années 1970, notamment depuis la Faculté des Lettres et de Philosophie de l'Université de Bologne, où il enseigne l'esthétique avec le professeur Luciano Anceschi.