L'AUTRE QUOTIDIEN

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Victimes de la frontière basque. Par Marie Cosnay

De nombreux migrants sont morts au Pays basque ces derniers mois. La politique qui installe des policiers sur les ponts, des policiers ou des gendarmes dans les bus, dans les trains, à Bayonne, c’est à dire vingt-cinq kilomètres après la frontière, n’est absolument pas responsable de la mort violente des garçons qui ont été écrasés par un train. Pourquoi chercher, alors, à savoir qui ils sont ? Retour sur une histoire de silence.

Mohamed Kemal, 21 ans. Vivait à Chlef. Sur son profil Facebook le très jeune homme écrit : maman, tu es tout. Quelques photos de lui, sur la plage, à la caisse d’une petite alimentation, puis en Espagne, sans ostentation. Ici, sur une moto. Ici, encore, voici une plage, d’Espagne. C’est à Carthagène, le 6 août 2021, qu’on lui notifie la orden de devolución, après les 72 heures prévues en garde à vue. Ce document que toutes les personnes qui arrivent en Espagne reçoivent, parce que oui, ils viennent de franchir une frontière qui leur est interdite. C’est le document qui leur permet d’être hébergés dans les centres d’urgence, ou les CATE, dont la Croix-Rouge, ou d’autres associations sont gestionnaires. 

Mohamed Kemal a envoyé la photo du document, non traduit, qu’il a reçu de l’Espagne, à sa maman. C’est son premier papier d’Europe, c’est un papier important. Dans le non-domaine du non-accueil des étrangers en Europe, les choses sont absolument contre-intuitives. Si on demande l’asile aux Canaries, c’est pour quitter l’île. Si on ne l’a pas demandé, on y est, plus tard, depuis la France, renvoyé, car on y a ses empreintes, il n’y a pas d’autre solution. Mohamed Kemal, avec son papier non traduit de l’espagnol, pense peut-être, comme d’autres jeunes l’ont pensé, qu’il tient là un papier important : d’ailleurs, c’est grâce à ce document qu’il sera hébergé à Badajoz, en Extremadure. 

C’est à ce document que s’est sans doute référé le procureur de Bayonne, le lendemain de la mort des jeunes gens, pour dire qu’ils étaient connus des services de police espagnols. 

C’est ce document que la maman m’envoie le 21 octobre, soit dix jours après la mort de son fils. Elle n’a plus de nouvelles de lui depuis le 11 octobre. Elle a entendu des rumeurs. Quelqu’un a dit que son fils était mort. Elle ne l’a pas cru, bien sûr. Il est déjà en Espagne. Entre l’Espagne et la France, il n’y a pas la mer. Puis on lui a dit qu’il était dans le coma. Puis qu’il était aux mains de la police à Bayonne. Elle a appelé l’hôpital, la police, à Bayonne, le consulat, à Bordeaux. Partout, on lui a dit qu’on ne savait pas. 

Fayçal Hamadouche. On a entendu son nom, dès le début. L’ami du survivant. Ils étaient de deux villages proches, El Hamra et Bordj Menaïel, dans la wilaya de Boumerdès. Leurs parents se connaissent, et avant-hier, la maman de M.S, rescapé, et celle de Fayçal, que le train a tué, pleuraient ensemble. Sur son profil Facebook, Fayçal s’annonce à Madrid. Mais il est arrivé à La Palma de Mallorca, le 13 septembre, avec M.S. Il y est resté jusqu’au 4 octobre, c’est la Croix-Rouge qui s’est occupé de lui et de ses camarades de « boti ». Ils  ont été envoyés à Valence. De là, l’un a été confié aux bons soins du CEPAIM à Barcelone, l’autre (Fayçal), à Saragoza. Après avoir profité l’un et l’autre de visiter les deux villes d’Espagne (les kilomètres parcourus, dans les deux belles villes, des kilomètres et des kilomètres, comme ils ont hâte d’en parcourir d’autres). M.S, lundi 25, sera ré-opéré, on lui changera la broche de la jambe droite, pour une autre, définitive. Quant à Fayçal, il n’est plus là. 

Un ami témoigne. Fayçal lui avait demandé : qu’est-ce que tu en penses si je vais en France ?  L’ami ne l’en avait pas découragé, pourquoi ? L’Europe est grande, et elle est belle, et ils aiment marcher. Ils se retrouveraient donc à San Sebastian. Puis, à Irun. A Irun, les quatre garçons ont rencontré quelqu’un.

Le procureur a communiqué, et la presse aussi, à la suite de la sa conférence : il y avait peut-être sur les lieux un cinquième homme. On a trouvé ses papiers sur les lieux. Un Algérien, qui a fait de la prison à Mont de Marsan, c’est ce qu’on a entendu. Les jeunes gens aussi, poursuivait-on, étaient connus de la police, du moins en Espagne. Et comment imaginer le contraire dès lors qu'on connaît le système européen aux frontières, la loi des premiers pays d’arrivée  ? Mais c’est cette histoire de prison et de police que tout le monde retiendra. 

Des jeunes fichés, endormis sur la voie de chemin de fer, ce qu’il ne viendrait à l’idée de personne de faire (en Algérie, peut-être, entendra-t-on), un accident sans responsable, en tout cas sans histoire. Peut-être avaient-ils bu, entendra-t-on aussi.

A Irun, les quatre garçons ont rencontré quelqu’un. Un Marocain, me dit-on à Irun. Quelqu'un qui a un nom, même si ce nom est plutôt un surnom : Mohamed Alzamal. Cet homme-là conduit les jeunes gens sur les voies. Il le fait souvent ? On ne sait pas. Il a pris de l’argent aux quatre jeunes gens ? On ne sait pas. Il leur a dit de s’allonger là, à deux pas de la gare ? Sans doute. Pourquoi ? On ne sait pas. Pourquoi l’ont-ils fait ? Ils faisaient confiance ? Ils ont vu de la lumière là-haut, en face ? Il voulait les cacher ? Il les a drogués ? 

Sans enquête sérieuse, il n’y aura que des hypothèses,  la plupart ne seront pas cohérentes. Les cinquièmes papiers trouvés sur les lieux étaient ceux d’un Algérien ? Cet Algérien que la police a retrouvé le lendemain, dans les rues de Bayonne et dont la presse a parlé. Qui se promenait tranquillement dans Bayonne, alors qu’il savait ses papiers sur les lieux de la tragédie. Il aurait témoigné avoir assisté au choc, réveillé avant les autres. La police a semblé bientôt n'avoir plus rien à apprendre de lui.

Et ce Marocain, dont on parle à Irun ? Alzamal ? Un fantôme ? Une imagination ? Un sixième homme ? Une doublure de l’Algérien de Mont-de-Marsan ? 

Sans enquête sérieuse, il n’y aura que des hypothèses. Sans enquête sérieuse, la tragédie des frontières demeure un accident de train, qui percute hélas des jeunes gens inconscients et endormis. On ne se mettra pas en quatre pour les identifier. Encore moins pour les rapatrier. La mise au silence de l’affaire du train de Ciboure, tant du côté des autorités que des citoyens, tous concernée par l’immense violence faite à ceux qui passent, et à eux-mêmes, il ne faut pas s'y tromper, car ce qui peut leur arriver de pire est de commencer à s’habituer, la mise au silence de l’affaire de la frontière qui a tué, le 12 octobre 2021, en un instant, trois personnes et en a blessé une autre, la mise au silence coïncide avec l’anniversaire du 17 octobre 1961. 

La politique qui installe des policiers sur les ponts, des policiers ou des gendarmes dans les bus, dans les trains, à Bayonne, c’est à dire vingt-cinq kilomètres après la frontière, n’est absolument pas responsable de la mort violente des garçons. Pourquoi chercher, alors, à savoir qui ils sont ? Pourquoi annoncer aux familles les décès survenus ? Quelles familles, d’abord ? Le processus de désidentification, auxquels les jeunes harragas ont eu recours pour échapper aux contrôles, ou croire y échapper, les a rattrapés. Mieux qu’ils ne le pensaient : on ne sait pas qui ils sont. Fin de l’histoire. 

Si la France semble ne pas chercher plus loin, les fichiers espagnols, eux, même pour des citoyens lambda, sans mandat ni mission, peuvent donner quelques renseignements  : Fayçal était à Saragoza, M.S à Barcelone, Mohamed Kemal à Badajoz. On peut alors remonter, d’information en information, jusqu’au jour de leur arrivée. La Croix-Rouge et la Guardia Civil possèdent ces précieuses informations grâce auxquelles remonter à la source, aux familles. Qui attendent encore une annonce officielle. Au lieu de ça, la porte des rumeurs est ouverte. Celle de la folie. Il n’y aura pas de corps, semble-t-on dire, mais il n’y aura pas non plus de noms, pas de noms officiellement garantis, en tout cas. 

Le troisième mort. On entend qu’il est de Chlef, lui aussi. Qu’il est marié et père de famille. Si on peut renvoyer dos à dos, ou presque, les autorités françaises et algériennes, les unes n’ayant aucun intérêt à reconnaître les conséquences de leur politique, les autres ne tenant aucun compte de ceux qui, ne supportant plus l’enfermement, ont pris tous les risques, comment comprendre que les citoyens du Pays basque et leurs élus politiques restent muets : une femme attend son mari, il est arrivé en Espagne, elle le sait. Un enfant attend son père. Tous les deux ont appris qu’il y avait eu un grave accident de train en France, le 12 octobre au matin. Ils n’ont plus de nouvelles depuis la veille. Ils expliquent le silence, comme on fait tous devant l’horreur, avant l’annonce. Il n’a pas de forfait téléphonique. Il a été arrêté par la police. Ils le gardent soixante jours. Ils le gardent dans une prison secrète. La terreur a bien des ressources. 

Qui donc, de Chlef, avec femme et enfant, que les centres espagnols ont accueilli après qu’il a survécu à la mer, qui donc, s’est fait, avec M.S, qui a survécu, avec Mohamed Kemal et  Fayçal Hamadouche, fauché brutalement, sans espoir,  à 5:30 du matin, le 12 octobre 2021, à Ciboure ? 

Depuis l’accident, les contrôles français, qui retournent les gens systématiquement à Irun, continuent. Ils s’intensifient. Ils ne manqueront pas de de produire de nouvelles tragédies. Nous en serons tous responsables. 

Marie Cosnay, le 23 octobre 2021

Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Son dernier livre, “Des îles”, vient de sortir aux éditions de l’Ogre. Vous pouvez la retrouver sur son
blog.