L'AUTRE QUOTIDIEN

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Russie : l'épreuve de force. Par André Markowicz

On entre aujourd’hui dans l’épreuve de force : l’équipe de Navalny a appelé à manifester dimanche, une nouvelle fois, à travers toute la Russie, et ce, non pas à partir de 14h mais à midi, parce qu’ils s’étaient rendu compte que, la nuit tombant vite, et vu le nombre de manifestations, souvent, beaucoup n’avaient pas le temps de défiler.

Le film sur le « palais de Poutine » a été vu, aujourd’hui, par plus de 100 millions de personnes, ce qui en fait l’un des plus grands « hits » de l’histoire de YouTube en ce qui concerne la politique (sinon, ce sont des trucs de variétés, sur YouTube, qui font des succès comme ça). Certaines études publiées par la chaîne d’information « Dojd » (encore indépendante) mettent en lumière le fait que, sur ces 100 millions, il y en a au moins les trois quarts qui sont des visionnages russes, — faits sur le territoire de la Russie. Et, autre chose essentielle, il y a quelque chose comme 1 million 600 commentaires. Le premier jour, les trolls de Prigojine ont essayé d’envahir cet espace de commentaire, mais force est de reconnaître que ça n’a pas marché. Evidemment, personne ne peut lire les 1 million 600 commentaires à la suite, mais, ce qui est sûr, est qu’il s’agit, pour l’écrasante majorité (je dirais, à vue de nez, moins 5%) de commentaires réels, en langue russe, de gens indignés par ce qu’ils ont vu. — Et l’histoire de la brosse de WC à 700 euros (parce qu’à dorures, dont est garnie une des toilettes de l’une des annexes du palais) a eu un effet dévastateur, parce que, 700 euros, c’est un salaire mensuel supérieur à la moyenne, pour la plupart des Russes.

Et force est de reconnaître que les défenses du Kremlin ont été tout aussi catastrophiques, y compris celle de Poutine lui-même. — Et d’abord, le fait que, pour la première fois, c’est Poutine, en personne, qui répond. Et qui dit que jamais ce palais ne lui a appartenu, ni à lui, ni à aucun de ses proches. — Mais justement, l’enquête de Navalny démontre que le palais ne lui appartient pas, — c’est-à-dire qu’il n’est pas construit avec son argent personnel (même volé) : il est construit sur l’argent du budget national, et les quatre personnes en charge de la construction sont celles qui dirigent les services de l’administration du Président de la Russie.

Ensuite, Peskov a dit que, sans doute, ce palais appartenait à « des entrepreneurs » (qu’il a refusé de nommer), et, de fait, l’enquête montre le montage qui a permis à certain nombre d’entrepreneurs du cercle rapproché de Poutine (dont son ancien gendre, Chamalov) de financer la construction, pendant des années et des années (et l’on sait que cette construction n’est toujours pas finie). — Mais, font remarquer les commentateurs, si ce sont des entrepreneurs privés qui possèdent réellement ce palais, comment expliquer que sa protection soit assurée par les services de la Sécurité intérieure, en charge de la protection du Président ? Si le palais n’a rien à voir avec Poutine, alors, c’est, potentiellement, un scandale encore pire : il y a des entrepreneurs qui utilisent l'Armée comme milice privée ou comme garde personnelle, et ça veut dire qu’il n’y a plus de défense nationale. Et puis, le FSB, officiellement, a publié un communiqué spécifiant que si la zone du palais était, de fait, interdite de survol, c’était à cause d’un surcroit d’activité de l'OTAN dans cette zone... — et là, que dire ? l'OTAN s’active juste au-dessus du palais, et pas un dix kilomètres (puisque, à dix kilomètres, la zone de survol ne pose aucun problème) ?... On comprend bien que c’est ridicule.

D’autant que des entreprises du coin, très contentes d’avoir été embauchées pour telles ou telles fournitures (et, d’ailleurs, il y a très peu d’entreprises locales), ont, en toute bonne foi, depuis des années, mis sur leur site ou dans leurs publicités qu’elles avaient travaillé pour « l’administration du Président »...

Et puis, il y a eu les analyses de différents bloggers spécialisés dans l’architecture. — Je vous passe les détails, mais elles valent leur pesant de cacahuètes : ils arrivent tous à la conclusion que le style de la construction est fait du lieu commun de tous les styles connus dans l’histoire de l’Europe, mais que tous les éléments y sont absurdes, qu’ils n’existent que pour l’épate, la galerie. En particulièrement, justement, les colonnades des galeries couvertes... qui ne soutiennent rien. Bon, et ainsi de suite. — Un autre commentateur, que je suis régulièrement, Ilia Varlamov, a, quant à lui, fait deux découvertes : il a analysé les meubles, les fournitures, et il est arrivé à une conclusion terrible : à chaque fois (sans aucune exception, visiblement), les biens montrés étaient non pas les plus beaux (certes...), ni les plus confortables, mais... les plus chers. Et il y avait, comme ça, des entreprises (surtout en Italie — pourquoi en Italie, je ne sais pas) qui sont spécialisées dans la fourniture des produits les plus chers aux nouveaux riches du monde entier, et surtout aux Russes. C’est, je le découvre, une branche d’activité plus que rentable : tu fournis le plus cher...

Et puis, cerise, si j’ose dire, sur le gâteau, les journalistes officiels, dans leur rage, ont brandi la preuve que le film de Navalny était un montage traduit de l’américain (lisez de la CIA) : Navalny parle d’une pièce étrange, appelée littéralement « entrepôt de saleté ». Il s’agirait, disent les journalistes du Kremlin, de la preuve : en fait, c’est une « mud room », c’est-à-dire une entrée, — un espace où, avant de passer à l’intérieur, tu essuies la boue de tes chaussures. Sauf que, cette « mud room » est située à l’étage, dans l’espace des cuisines, à côté d’un « atelier des œufs » (sic) et d’autres ateliers de cuisson... Et que, donc, comme entrée, on fait mieux. J’en parle, de ce détail, parce que c’est pire : Varlamov fait remarquer que, dans l’argot de la pègre russe, « saleté » (griaz)... c’est le caviar noir. Il s’agit d’un entrepôt de caviar, nommé selon les termes de la pègre... d’où proviennent Poutine et tout son entourage. Une pièce entière pour stocker le caviar....

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Le 23 janvier, les manifestations ont été massives, dans quelque chose comme 120 villes à travers toute la Russie, ce qui est totalement nouveau. On n’avait jamais vu ça dans l’histoire russe, depuis, sans doute, février 1917 (sans exagération). Et on ne se rend pas compte, ici, de ce que ça peut être, de manifester en Russie. Et de manifester en hiver : certes, il y avait peu de neige à Moscou et Pétersbourg, et pas de neige dans le sud, évidemment, mais, dans toute la Russie continentale... à Ekatérinbourg, où des milliers de personnes sont sorties, il faisait — 30. Et à Yakoutsk... — 50. Oui, — 50. Et là encore, des milliers de personnes ont marché dans la rue. C’est-à-dire que la rage, l’exaspération sont très très très profondes, chez la plupart des gens. Il y a comme un grand ras-le-bol. Et ces centaines de milliers de personnes, à travers tout le pays, criaient « Poutine — vor » (Poutine est un voleur).

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Le pouvoir a répondu par 4000 interpellations, et, pour les proches de Navalny, par des arrestations de plusieurs jours et des perquisitions sans fin. Il s’agit, on le comprend, de faire peur, et c’est une course de vitesse. De nouvelles lois sont votées en catastrophes pour bloquer les plateformes internet comme youtube (qui est le principal vecteur d’information), mais aussi les plateformes nouvelles comme Tiktok, qui est utilisé par les jeunes, et utilisé massivement... Et, je le note en passant, s’il y a une bataille que Poutine a déjà perdue, c’est celle de la jeunesse — celle de ceux qui n’ont connu que lui.

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On entre aujourd’hui dans l’épreuve de force : l’équipe de Navalny a appelé à manifester dimanche, une nouvelle fois, à travers toute la Russie, et ce, non pas à partir de 14h mais à midi, parce qu’ils s’étaient rendu compte que, la nuit tombant vite, et vu le nombre de manifestations, souvent, beaucoup n’avaient pas le temps de défiler. Je ne sais pas ce qu’il en sera. Plus il y aura de monde, moins la police et la « garde nationale » aura la possibilité de réprimer — à moins de se lancer dans un bain de sang. Et certes, si la solution de Tien an men était possible, Poutine y aurait recours sans hésiter, mais, justement, quelque chose le fait hésiter — et, ce que je peux dire, c’est qu’il n’hésite pas par humanisme et amour de son prochain. S’il hésite, c’est qu’il sent une pression. Et il faut que cette pression, intérieure et extérieure, s'accentue.

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Un dernier mot : Bellingcat a sorti une nouvelle enquête sur l’équipe des empoisonneurs ratés de Navalny. En fait, parfois, ils réussissent. Les journalistes ont analysé la mort de trois personnes (peu connues du grand public, surtout en Occident), qui, toutes, sont mortes dans des circonstances similaires, et toujours pendant que l’équipe du FSB se trouvait à côté d'elles. Je parlerai de cette enquête plus tard, mais ce qui est terrible dedans est justement qu’on ne comprend pas, a priori, pourquoi ces trois-là — dont deux militants des droits de l’homme du Caucase qui n’étaient connus (quand ils l’étaient) que chez eux. Et il s’avère qu’à chaque fois, les assassins remplissent des contrats privés : le FSB est utilisé, exactement comme pour la mafia, pour régler des comptes locaux (en particulier, visiblement, pour plaire à Kadyrov). Et donc, oui, réellement, tout est privatisé en Russie... même les services secrets.

André Markovicz, le 29 janvier 2021


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.