L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le système psycho-immunitaire de la génération proto-numérique. Par Franco 'Bifo' Berardi

Parco Lambro. 1975, Milan, 29 mai 1975. Photo Dino Fracchia

Il est maintenant largement prouvé que le coronavirus affecte (parfois mortellement) presque exclusivement les personnes âgées. Les personnes de moins de quarante ans n'apparaissent pas sur les listes de décès et sont plutôt rares sur les listes de personnes infectées.

Pourtant, presque partout dans le monde, des garçons et des filles ont abandonné l'école et accepté les règles de la détention sanitaire obligatoire (DSO).

C'est-à-dire qu'ils·elles ont renoncé aux deux choses les plus importantes pour une personne jeune, ils·elles ont renoncé au plaisir de se rencontrer, d'étudier ensemble, de se faire la cour, de faire l'amour, etc.

Pourquoi ont-ils·elles fait cela ? Ils·elles l'ont fait pour ne pas tuer leur grand-père asthmatique ou leur père cardiaque. Bravo, en tant que grand-père asthmatique, je ne sais pas comment vous remercier.

Ma génération qui avait vingt ans il y a cinquante ans n'aurait jamais accepté ces conditions de détention sanitaire. Comme nous n'étions pas des cailleras, comme on le dit çà et là, nous aurions été inquiets pour la santé de papa et maman, mais pour ne pas les infecter, nous aurions certainement fait autre chose : nous aurions tous·tes quitté la maison, nous aurions multiplié les communautés, nous aurions occupé les facultés, les école, usines et églises, nous les aurions défendues par le feu si nécessaire, et nous nous serions amusé·es comme des fous·lles pendant que quelques grand-pères allaient voir leur créateur.

Qu'est-ce que cela signifie ?

Cela signifie tout d'abord que nous, les septuagénaires, devrions remercier la jeune génération de nous avoir épargnés, au lieu de hurler comme le font beaucoup de mes pairs aigris, qui croient avoir le droit de mesurer les centimètres de distance qui nous séparent de ceux qui auraient toutes les raisons de nous tuer, puisque c'est nous qui avons permis à Thatcher et Blair et à leurs imitateurs de détruire les défenses immunitaires, environnementales et sociales qui ont ouvert la voie au virus gérontocide. Merci les enfants de m'avoir épargné.

Mais en second lieu, cela signifie que la nouvelle génération, dans sa grande généralité, n'a pas beaucoup d'espoir de prendre son avenir en main, pas beaucoup d'espoir d'autonomie politique et peut-être même existentielle.

S'ils·elles ont accepté la détention sanitaire, s'ils·elles n'ont pas été capables de s’en aller, pour construire une forme de vie autonome pendant cette période, ils accepteront toute autre saloperie que le monde leur prépare. Et si la génération qui a grandi à l'ère proto-numérique était psycho-culturellement enveloppée dans une dimension de psychose panico-dépressive, la génération qui a grandi à l'ère de la pandémie omni-numérique sera très probablement affectée par une forme massive d'autisme, d’autoréclusion psychique, de sensibilisation phobique à la présence de l'autre.

Je crains que le système psycho-immunitaire de l'ère proto-numérique n'ait été pénétré et neutralisé par l'info-virus depuis des décennies, bien avant que le bio-virus ne s'infiltre pour détruire toute autonomie sociale. Irrémédiablement.

Un ami psychiatre me dit que beaucoup de gens qui ont besoin d'aide téléphonent ces jours-ci. La grande majorité d'entre eux·elles sont jeunes, ou très jeunes. Dans la région où travaille mon ami, le nombre de suicides (tous·tes ou presque des jeunes) a presque triplé par rapport à la moyenne du passé. Les crises de panique se répandent. La claustrophobie alterne avec l'agoraphobie, la terreur de devoir sortir de la maison pour retourner dans le monde où rode un ennemi invisible.

Si j'étais psychiatre (et Dieu merci, je ne le suis pas), je me risquerais à un diagnostic tout de suite : l'Œdipe a grandi et prend des formes psychopathiques. Le Surmoi est devenu vieillard sadique devant lequel le ou la petit·e jeune s'incline en tremblant.

Alexithymie : incapacité à élaborer et à verbaliser les émotions.

Autisme : incapacité d'imaginer l'autre comme un objet possible de communication et de désir.

Sensibilisation phobique au corps de l'autre, aux lèvres, qui désormais seront cachées à jamais comme de dangereux pudenda [parties honteuses].

Comment un tel cadre psychopathologique a-t-il pu se développer ?

Si j'étais psychiatre, je dirais que les conditions d'une évolution aussi monstrueuse étaient toutes présentes dans la psychogenèse de la génération qui a appris plus de mots d'une machine que de sa maman.

Lorsque la pandémie a éclaté, c'est alors que le pouvoir (complètement impuissant face au virus, complètement impuissant face aux automatismes techno-financiers qui entre-temps ont fait naufrage) a réalisé une opération brillante (et involontaire, bien sûr, car le pouvoir n'est pas une volonté mais une concaténation d'automatismes et d'intentions inconscientes).

Le pouvoir a mené une opération qui consiste à culpabiliser la société en utilisant l'arme sanitaire, et à renverser la réciprocité affective dans une sorte de labyrinthe de culpabilisations.

Ils appellent cela de la responsabilité, mais j'appelle cela autrement : le jeu du « c’est-pas-moi-c’est-l’autre » psychopathogène. Ceux qui ont détruit le système de santé publique et bien d'autres choses nous ont dit : restez chez vous, ne bougez pas, sinon vous allez tuer votre grand-mère. Travaillez beaucoup devant un écran, ne demandez pas d'augmentation de salaire, fautes de grives mangez des merles, sinon l'économie s'effondrera.

Le·la petit·e jeune qui a appris plus de mots d'une machine que de sa maman est tombé dedans comme une poire pourrie, et se tord sur son divan en proie à la culpabilité, et tape comme un·e idiot·e sur le clavier que tout le monde doit être responsable comme des sardines.

Ils·elles ne s’en sortiront jamais, je suis désolé de vous le dire.

S'ils sortent, c'est pour aller prendre une petite bière, ce qui agace le septuagénaire antifasciste et policier. Une petite bière, compris ?

Franco 'Bifo' Berardi
Traduit par  Fausto Giudice

NdT : le traducteur septuagénaire se permet de signaler son désaccord avec le pessimisme noir de l'auteur septuagénaire, qui rappelle trop ce que nous disaient les septuagénaires d'alors quand nous avions vingt ans...

Parco Lambro, 2020


Merci à Tlaxcala
Source: 
http://effimera.org/il-sistema-psico-immunitario-della-generazione-proto-digitale-di-franco-bifo-berardi/
Date de parution de l'article original: 28/05/2020
URL de cette page: 
http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=29023