L'AUTRE QUOTIDIEN

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Ce qui se prépare pour le 5 décembre n'est jamais arrivé dans l'histoire du mouvement ouvrier français, par Jacques Chastaing

Manif interpro Paris 7 juin 2018. Photo Nnoman Cadoret

LES GILETS JAUNES COMME ABOUTISSEMENT DE QUATRE ANS DE LUTTES INTENSES ET PRÉLUDE A DES MOBILISATIONS ENCORE PLUS IMPORTANTES

Il y a actuellement et depuis 4 ans en France une très forte mobilisation ouvrière et populaire connue aujourd'hui sous la forme et le nom de Gilets Jaunes. Or dans la continuation de ce soulèvement, le 5 décembre 2019 et les jours qui vont suivre, vont être des dates très importantes dans l'histoire de la lutte de classe en France voire plus largement encore.

Ce qui se prépare pour le 5 décembre n'est jamais arrivé dans l'histoire du mouvement ouvrier français voire peut-être au-delà.

Il s'agit en effet d'une grève générale illimitée à une date fixée deux mois à l'avance appelée par la base populaire et ouvrière pour aller vers un affrontement centralisé avec le pouvoir. 

L'objectif premier de cette grève est de défendre le droit à la retraite, mais il est aussi de défendre toutes les protections contre la maladie et le chômage, de défendre les services publics de santé, d'éducation, de transports, d'énergie, du logement, de défendre encore les revenus et l'emploi mais aussi dans l'esprit de beaucoup il s'agit de chasser le gouvernement de Macron. Car tout le monde a bien compris que défendre l'ensemble des acquis sociaux que le gouvernement remet actuellement en cause, cela signifie renverser Macron.

Il y a déjà eu souvent des appels à des grèves générales par les directions syndicales à des dates prévues à l'avance mais d'un jour seulement et ça ne fait plus peur au pouvoir.

Il y a aussi eu des grèves générales ou des révolutions surgies de la base qui ne prévenaient pas, comme mai 1968, juin 1936, ou la Commune de Paris en 1871 et les révolutions de 1848 ou 1830. 

Mais il n'y a jamais eu d'appels à la grève générale illimitée par la base ouvrière et populaire pour amorcer consciemment un affrontement centralisé avec le pouvoir.

En fait, cette situation correspond à la construction durant 4 ans de lutte continue de l'organisation pratique d'une conscience de classe révolutionnaire. 

Je vais essayer de dire à travers 4 ans de lutte comment s'est construit peu à peu cette conscience de classe dans la pratique, ce qui traduit peut-être les grandes tendances de ce qui est en train de se passer à l'échelle du monde à des degrés divers.

Vous avez sûrement entendu au travers des médias que le soulèvement des Gilets Jaunes était influencé par l'extrême droite. 

C'est totalement faux. 

C'est le gouvernement relayé par les médias français qui a eu peur de ce soulèvement populaire et a inventé ce mensonge appuyé malheureusement par toute la gauche syndicale et réformiste, voire une partie de l'extrême gauche, durant les premiers mois du soulèvement pour couper les Gilets Jaunes de la base du mouvement ouvrier organisé.

Toutes les directions politiques et syndicales de gauche ont qualifié ce mouvement de fasciste parce qu'ils ont eu peur d'être débordés, ce qui a permis au gouvernement Macron de ne pas tomber, quand il était à deux doigts d'être renversé par ce soulèvement au début décembre 2018. 

La presse et la gauche se sont appuyés sur quelques rares cas de racisme ou d'homophobie, ce qui arrive dans tout soulèvement populaire large, pour en faire des généralités et tenter de discréditer le mouvement dans son ensemble. 

Les Gilets Jaunes sont un soulèvement de la partie la plus pauvre de la classe ouvrière qui a montré qu'elle combattait au contraire toutes les exploitations et toutes les oppressions, de couleur de peau, de sexe, de religion ou de nationalité. 

Ces calomnies et ces divisions n'ont pas affaibli le mouvement mais cela l'a coupé pendant un temps des militants ouvriers organisés de la gauche syndicale et politique. 

Cependant, la durée, le courage, le non respect de la légalité bourgeoise, l'irrespect de classe des Gilets Jaunes à l'encontre du personnel et des institutions de la bourgeoisie, sa police, sa justice, ses élections, sa fausse démocratie, ses médias menteurs et ses dirigeants politiques corrompus, comme leur objectif  politique de renverser Macron, ont obtenu et gardé le soutien des classes populaires et sont en train de gagner les militants eux-mêmes avec la mobilisation du 5 décembre. 

La population et  les militants sont entraînés par les Gilets Jaunes parce que leur soulèvement a cristallisé publiquement dans les actes toute l'expérience des classes populaires de ces dernières années et a montré toujours en acte ce que produisait cette évolution de la conscience générale.

LES ETAPES DE LA CONSTRUCTION D'UNE CONSCIENCE DE CLASSE RÉVOLUTIONNAIRE

« Zadistes », « Nuit Debout » et « Front Social »

Je vais donc résumer les grandes étapes de l'organisation progressive de ces prises de conscience depuis 4 ans qui débouchent aujourd'hui sur le 5 décembre.

Le soulèvement a commencé en février 2016 – et n'a pas cessé jusqu'à aujourd'hui - lorsque l'ensemble des organisations de jeunesse en même temps qu'une pétition très suivie sur internet appelaient à se mobiliser contre une première remise en cause du code du travail qui protège les salariés par le gouvernement socialiste de François Hollande que les directions syndicales s’apprêtaient à accepter. 

Débordées un instant, les directions syndicales ont repris l'initiative par des journées dispersées de grève générale et de manifestations, puis en appelant le secteur stratégique des raffineries de pétrole à bloquer l'économie, mais à la place de la construction d'une véritable grève générale de tous les autres travailleurs. 

Même si les travailleurs montraient qu'ils étaient prêts à s'engager dans la construction d'une mobilisation plus importante puisqu'ils furent par exemple environ un million dans une manifestation à Paris en juin 2016, cette stratégie substitutive volontairement stupide  ne pouvait aboutir qu'à la défaite. 

En même temps, contre cela et comme début d'une prise de conscience autonome, un mouvement de centaines de milliers de personnes qui s'appela « Nuit Debout »  occupa, sans organisation, jour et nuit, de nombreuses places du pays durant des mois alimentant un immense débat parmi certaines des couches les plus avancées, montrant qu'elles aspiraient à la plus grande démocratie au sein du mouvement ouvrier et contestataire, sur ce qu'il fallait faire, 

Au premier semestre 2017 le mouvement de résistance populaire continua d'une autre manière. On comptait à ce moment 270 grèves par jour – ce qui est énorme - mais là encore, sans aucune volonté de les unir. Du coup les militants de base de la CGT surtout,  - le plus grand syndicat français – mais d'autres aussi, accrurent leur indépendance d'esprit puisqu'ils menaient de nombreuses de ces grèves dans leur coin tout en sachant qu'il aurait fallu une riposte collective et que l'importance de la mobilisation à la base permettait probablement de la construire.  

De là, naquit au sein de la CGT un mouvement de contestation de sa politique et surtout en même temps, de dénonciation de la pseudo démocratie électorale qui ne donnait dans les élections présidentielles du printemps 2017 que le faux choix entre un candidat du libéralisme capitaliste le plus féroce, Macron et une candidate de l'extrême droite raciste, Le Pen. 

Ce mouvement de militants syndicalistes combatifs baptisé « Front Social » regroupa plus de 200 structures de base syndicale auxquels s’adjoignirent des militants de toutes origines. Il organisa plusieurs manifestations contre la répression qui frappait de plus en plus fort déjà et contre la fausse démocratie électorale, expliquant que les solutions politiques aux problèmes économiques et sociaux se résoudraient dans les mobilisations de rue en organisant des manifestations de 10 000 et 20 000 manifestants la veille et le lendemain des élections présidentielles, exigeant après un jour seulement de pouvoir que Macron démissionne tout en marchant pour la première fois vers le palais présidentiel l'Elysée. 

Le succès de ces manifestations  révélait que les illusions électorales prenaient fin et qu'il n'y avait plus de frontières entre l'économique et le politique.

Devant le mécontentement qui montait, les directions de la gauche politique et syndicale réformistes, organisèrent tout au long de l'automne-hiver 2017, une multitude  de journées de grèves nationales émiettées, dispersées, métier par métier, pour décourager militants et salariés. Fin novembre, ils réussissaient à stopper la vague de mécontentement.

Émergence des Gilets Jaunes et le premier contre-feu des réformistes 

En janvier 2018, la grève et la lutte recommençaient cette fois avec le succès d'écologistes radicaux soutenus par la population qui occupaient l'emplacement d'un futur aéroport pour empêcher sa construction montrant par là l'émergence de courants écologistes radicaux, les « zadistes », méfiants des organisations traditionnelles. 

Il y eu aussi à ce moment une série de nouvelles grèves et de manifestations importantes et surtout une grève massive de femmes travailleuses qui eut une audience retentissante. Elle eut lieu au même moment dans 2 000 maisons de retraite où les femmes travailleuses dénonçaient tout à la fois leurs conditions de travail dégradées et une société capitaliste qui réservait des conditions indignes de vie aux travailleurs pour leurs vieux jours. 

Cette lutte montrait une nouvelle fois que les directions politiques et syndicales de gauche n'étaient pas à la hauteur pour faire face aux attaques gouvernementales mais surtout faisait entrer un nouvel acteur social sur la scène politique qui n'y participe que très rarement : les femmes travailleuses, qui comme on le sait depuis la révolution française, jouent toujours un rôle déterminant dans tous les soulèvements profonds et qui jouent d'ailleurs un rôle très important aujourd'hui chez les Gilets Jaunes, en même temps qu'un nouveau mouvement féministe renaissait dans le pays. 

Ce secteur professionnel qui regroupe essentiellement des femmes très précaires souvent d'origine étrangère, montrait alors que le cœur de la lutte passait aux femmes et aux métiers au bas de la hiérarchie sociale, dans les maisons de retraites, mais aussi dans le secteur de la santé, le nettoyage, les hôtels ou la restauration, les secteurs les plus exploités et les moins organisés, où elles obtenaient cependant des succès importants dans des luttes longues et très dures.

Ainsi, lorsque ces femmes travailleuses appelèrent à une nouvelle journée d'action le 15 mars 2018 avec le soutien des organisations de retraités, cela apparu comme le début possible d'une nouvelle vague de lutte pour construire le "Tous Ensemble" contre les attaques globales du pouvoir.

Cela d'autant plus qu'au même moment, fin janvier 2018, naissait le mouvement qui prit un peu plus tard le nom de Gilets Jaunes. Il s'appelait alors "Colère" et réunissait  déjà lui aussi toute une série de travailleurs parmi les plus pauvres, de travailleurs indépendants, ubérisés, petits paysans, des motards et automobilistes surtout des campagnes et des petites villes fusionnant toutes leurs colères à partir d'un refus d'une hausse du prix de l'essence.  

Ce mouvement « Colère » dura tout le printemps et réunit jusqu'à 250 000 manifestants. Apeurées,  les directions syndicales de gauche dirent que c'étaient des fascistes et discréditèrent la journée d'union des femmes travailleuses le 15 mars en y opposant leur propre journée concurrente le 22 mars.

Les militants ouvriers organisés suivirent encore cette fois leurs directions mais firent du 22 mars un immense succès redonnant envie à ces militants de marcher vers le renversement de Macron, ce que le « Front Social » ou « Nuit debout »  proposaient à nouveau et que firent 50 000 personnes qui se rassemblèrent à Paris pour « faire la fête à Macron ». 

Contre cette montée populaire et ouvrière, les directions syndicales lancèrent une grève d'apparence spectaculaire et très dure chez les cheminots pour bloquer l'économie du pays, puisqu'elle était annoncée pour 3 mois. 

Ce fut en fait un sabotage parce qu'il ne s'agissait de ne faire grève que 2 jours sur 5. Cette grève ne gêna absolument pas le gouvernement mais découragea les cheminots qui perdirent. 

Pourtant, il y avait la possibilité d'un mouvement d'ensemble puisqu'en même temps, se levait une importante grève des étudiants et lycéens et la plus grande grève depuis longtemps des électriciens et gaziers. Mais les directions syndicales firent tout pour que ces grèves parallèles ne s'unifient pas. 

Déferlement des Gilets Jaunes mais sans les militants 

Dès lors, un moment effacé par ces mobilisations syndicales, le mouvement "Colère" appelait dès septembre/octobre à une grande journée de mobilisation le 17 novembre 2018 en même temps que la population avait tiré les leçons des trahisons syndicales et politiques, tandis que les militants ouvriers, pour leur part, trahis, se décourageaient. 

Cette double situation de mobilisation de la base et de découragement des militants donna alors le soulèvement des Gilets Jaunes qui allait déferler à partir de ce jour-là entraînant avec lui plusieurs millions de personnes parmi les plus pauvres, tandis que les militants découragés un instant se laissaient influencer par leurs directions qui traitaient à nouveau ce soulèvement de fascistes. 

Les Gilets Jaunes ont manifesté tous les samedis durant un an, ont bloqué des milliers de carrefours routiers y construisant des baraques du peuple où certains y vécurent des mois et des mois, jour et nuit, avec des réunions et des débats incessants ; ils ont bloqué des hypermarchés, ports ou aéroports, soutenu de multiples luttes diverses, grèves ouvrières, actions écologistes, manifestations féministes... avec de nombreuses femmes travailleuses qui s'étaient déjà mobilisées lors de la grève des maisons de retraites, dans les organismes de santé, des jeunes coursiers ubérisés, des auto-entrepreneurs surexploités, des ouvriers chômeurs qui avaient lutté contre la fermeture de leur entreprise, des jeunes de quartier en butte au racisme, des usagers qui essayaient d'empêcher des fermetures d'hôpitaux, de maternités, de gares, d'écoles, de postes, des anciens syndicalistes qui n'avaient plus confiance dans leurs directions, des artisans en grande difficulté, des victimes de cette société, handicapés, mères isolées, jeunes sans travail... mais aussi des anciens du mouvement "Nuit Debout" de 2016, des anciens du « Front Social » de 2017, des écologistes radicalisés de ces années-là, des militants critiques de toutes sortes mais dispersés. 

Bref, tout le petit peuple des plus exploités et des plus opprimés comme certains des militants les plus conscients, se levaient avec une idée force en tête : « pour l'honneur des travailleurs et pour un monde meilleur » – c'est la formule qui restera le slogan chanté de toutes les manifestations des Gilets Jaunes- , pour faire face à des attaques globales, il fallait une réponse globale et  l'objectif politique de renverser Macron. 

Et cela dure depuis un an malgré 400 gilets jaunes en prison et plus de 10 000 blessés, un niveau de répression pas vu en France depuis les dernières guerres coloniales.

Bien sûr, après un début tonitruant qui a failli renverser Macron, le mouvement des Gilets Jaunes s'est peu à peu affaibli à cause de la répression. Mais en même temps, par son courage dans la durée, il sortait les militants ouvriers organisés de leur découragement et les convainquit qu'il n'était pas fasciste tout en montrant que c'était possible  d'envisager la victoire contre Macron.

Effondrement de l'idéologie bourgeoise

Pour que se distille peu à peu dans les esprits l'idée de la nécessité de la grève générale illimitée et de renverser ce gouvernement, il fallait que l'idéologie bourgeoise qui dominait les esprits jusque là s'effrite : les Gilets Jaunes dans leur soulèvement et dans une très importante presse avec des centaines et des centaines de pages facebook, blogs, sites suivis sur internet par des centaines de milliers de personnes, en même temps que le succès grandissant des sites des militants révolutionnaires qui les accompagnent, ont donné des lunettes à voir les mensonges en dénonçant quotidiennement l'oppression et l'exploitation, les scandales des bourgeois et de leur personnel policier, judiciaire, journalistique, politique et syndical et en répondant quotidiennement aux attaques, aux mensonges de la propagande bourgeoise. 

Ainsi, toute l'idéologie de la "crise économique" qui faisait accepter auparavant les politiques d'austérité s'effondrait ; tout ce qui concernait la prétendue plus grande efficacité du secteur privé sur le secteur public, la réussite personnelle des hommes d'affaires, le prestige des grands avocats, grands journalistes ou grands intellectuels ou artistes, tout cela s'écroulait, en faisant au contraire de ceux d'en bas, des infirmières, des pompiers, des enseignants, des femmes de ménage... dévoués aux autres, solidaires des plus fragiles, les véritables héros du moment en même temps qu'on reconnaissait de plus en plus la nécessité des protections sociales et du secteur public. De la même manière, le "dialogue social", c'est-à-dire le réformisme,  la collaboration des patrons et des syndicats ouvriers comme seul moyen d'améliorer la vie, était ridiculisé. Tandis que la gauche ressemblait de plus en plus à la droite, le système électoral représentatif, la démocratie bourgeoise, apparaissaient comme la dictature permanente des riches. La Justice apparaissait comme une justice de classe, la police comme une milice au service du capital, la presse comme la bouche à proférer les mensonges des capitalistes, la religion, le racisme, le nationalisme comme des outils pour diviser les pauvres. 

Bref, les Gilets Jaunes révélaient au grand nombre ce qu'on sentait confusément et qui cheminait souterrainement depuis des années: un renouveau de la conscience de classe et l'objectif d'une grève générale illimitée pour une société de bienveillance, de solidarité, de service public et de protection sociale contre la maladie, la vieillesse et le chômage. 

Les militants rejoignent les Gilets Jaunes : le 5 décembre 

Aussi, paradoxalement, les journées d'action syndicales inutiles et « saute-mouton » devenaient de plus en plus suivies, non pas par confiance dans la politique des directions syndicales, mais pour vérifier si les autres pensaient bien la même chose, jusqu'où tout le monde était prêt à aller, pour se compter. 

Le 13 septembre 2019 lors d'une nouvelle journée d'action syndicale inutile des salariés du métro parisien, celle-ci fut suivie à presque 100% bloquant toute la circulation dans la région parisienne, la première région économique de France. 

Dans l'enthousiasme, les salariés voulurent continuer, les directions syndicales concédèrent la grève illimitée mais en la repoussant au 5 décembre. Les journées d'action syndicales corporatistes qui suivirent, des électriciens, des enseignants, des agents des impôts ou des pompiers exprimèrent la même tendance et en même temps que le monde se soulevait de l'Algérie au Chili ou Hong Kong, s'imposa partout comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux et dans les réseaux militants, que c'était le moment, qu'il fallait tous se retrouver le 5 décembre pour démarrer une grève illimitée qui bloquerait l'économie et dégagerait Macron.

Mais cette grève générale à but insurrectionnel ne pouvait encore voir le jour qu'avec déjà aussi l'idée d'une autre société de remplacement. Elle ne porte pas aujourd'hui en France le nom de « socialisme » du fait des multiples trahisons des partis socialistes au gouvernement mais elle porte l'idée de solidarité, de protection sociale des plus pauvres et fragiles, de services publics, de biens nationaux puisque pour les exploités qui se lèvent aujourd'hui, la France doit appartenir aux pauvres et pas aux riches.

Il n'y a pas eu d'appel des confédérations syndicales, sinon tardif et seulement à un jour et juste pour les retraites ; ce ne fut pas non plus un appel sur internet, mais une multitude d'appels de Gilets Jaunes, de figures connues des Gilets Jaunes, de nombreux militants ou structures syndicales de base, d'Assemblées générales interprofessionnelles, de meetings, de rond-points occupés par les Gilets Jaunes, de femmes en luttes, d'écologistes radicalisés, d'anciens de « Nuits debout », du « Front Social », bref de tout un réseau social ou militant, nouveau ou préexistant, qui avait pu constater durant 4 ans d'expériences communes au travers des luttes menées ensemble, qu'ils étaient prêts, que la base était prête, que c'était le moment.

Le 5 décembre, les militants ouvriers syndicalistes de base vont donc rejoindre le mouvement des Gilets Jaunes avec pour leur part  infiniment plus de capacité à bloquer l'économie que les Gilets Jaunes mais peut-être pas encore avec la même détermination. 

C'est pourquoi tout ne se réglera pas le 5 décembre, ce ne sera probablement qu'une étape de plus dans la mobilisation pré-révolutionnaire du prolétariat français et il faudra que le mouvement des militants syndicalistes, certainement bien moins déterminé dans sa majorité, pour le moment, que les Gilets Jaunes, sache se mettre au service de la grande détermination des Gilets Jaunes qui ne voient dans la mobilisation contre les retraites que l'occasion d'unir tous les exploités contre tout ce qui leur est volé.

Car l'union de ces deux fractions du prolétariat est la clef de la situation et donne quelque chose d'explosif et totalement inarrêtable par le pouvoir qui n'a pour le moment ni les moyens politiques de tromper les masses qui se soulèvent, ni les moyens humains ou moraux d'une répression de grande ampleur afin de stopper un tel tsunami social.

ACTUALITES DES RÉVOLUTIONS RUSSES

Dans sa brochure "Grève de masse, parti et syndicats" qu'elle a écrite en 1906, en tirant les  leçons de la révolution russe de 1905 et de la période qui y a amené, Rosa Luxembourg disait déjà qu'il fallait que l'idée révolutionnaire du changement de société soit présente dans les esprits des exploités pour que la grève générale devienne possible. Elle expliquait aussi que la « grève générale » désignait toute la période où mûrit cette conscience vers un affrontement centralisé. Elle estimait à l'époque cette période à dix ans environ pour la révolution de 1905, qui avait commencé en 1896-1897 avec les luttes des ouvriers du textile, de nouveaux grands mouvements de grève en 1902 puis 1904 avant 1905 entrecoupés d'émeutes localisées, d'émotions populaires autour d'un scandale politique, de moments de reculs avec des pogroms, de vague de grèves économiques émiettées, puis à nouveau de centralisation de la grève et toujours avec la conscience de classe grandissante à chaque étape qu'il fallait unifier toutes les luttes et colères sociales et économiques pour l'objectif d'une lutte centralisée pour renverser le pouvoir politique et bâtir une société plus solidaire. C'est ce que nous vivons aujourd'hui en France et à l'échelle du monde.

C'est grâce à cette période que purent se former le parti Bolchevique et ses militants. Le parti bolchevique apprit ainsi, comme le dit Rosa Luxembourg que "la grève de masse n'est ni fabriquée artificiellement, ni décidée ou propagée dans un éther immatériel et abstrait, mais qu'elle est un phénomène historique, résultat à un certain moment, d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique."

C'est-à-dire pour le parti, d'avoir la capacité d'articuler la spontanéité des masses et la direction centralisée pour les moments insurrectionnels.

Nous venons de vivre durant 4 ans en France, quelque chose de semblable, un espèce de "mai 1968 rampant" comme l'écrit Vincent Présumey. Nous allons avec le 5 décembre vers une nouvelle étape de cette période de « grève générale » vers un affrontement centralisé de plus en plus conscient dans une période mondiale qui ressemble à celle de 1917-1923 avec plus  encore de soulèvements aujourd'hui sur le globe qu'à cette époque.

A la différence de cette période, nous ne baignons pas dans une ambiance générale socialiste comme du temps de la seconde et la troisième internationale et il n'y a aujourd'hui aucun parti réellement révolutionnaire et socialiste important comme le parti Bolchevik. Dans les soulèvements mondiaux actuels, aucun parti ou syndicat ne joue pour le moment un rôle important et il y a même une très forte méfiance à leur encontre.

Cela n'enlève pas pour les périodes à venir la nécessité d'un parti capable de porter jusqu'au bout les possibilités de la situation et c'est dans ces périodes qu'il se forme. 

Or pour la première fois de l'histoire ouvrière,  la classe ouvrière française construit à l'avance une grève générale illimitée politique par de multiples réseaux pré-existants, un terreau social et militant extrêmement fertile pour un parti, mais un parti qui ne peut être qu'à l'opposé des constructions artificielles hors sol ; un parti au contraire qui soit complètement en phase avec la situation, l'expression même des nécessités de la situation et dont l'objectif aujourd'hui soit d'abord de décrire ce qui se passe, d'où on vient et où on va ; un parti qui éclaire la situation un pas en avant, pour que chacun puisse s'emparer de cette compréhension et avec elle porter la révolution un pas plus loin ; bref  un parti qui ne soit au fond que l'expression organisée de la compréhension collective commune de la période actuelle et des taches qui en découlent.

Jacques Chastaing, 30 novembre, Istanbul

Texte de l'intervention de Jacques Chastaing le 30 novembre 2019 à Istanbul à la rencontre de militants socialistes révolutionnaires de Turquie, du Kurdistan et d'Europe.