L'AUTRE QUOTIDIEN

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Lavage de cerveau et travestissement : le programme d'assassinat d'Israël mis à nu par Ronen Bergman

Le récit captivant par Ronen Bergman de l’utilisation par Israël d’assassinats ciblés dévoile pour la première fois de nombreuses opérations menées au nom de la sécurité nationale. Certaines peuvent inspirer le lecteur, d’autres sont à vomir.

Le nouveau livre de Bergman, "Rise and Kill First : L’histoire secrète des assassinats ciblés d’Israël", est un blockbuster dans tous les sens du mot, dont le corps de 630 pages est complété par 70 pages de notes et 10 autres pages très denses énumérant les sources orales et écrites. (Il y a aussi un index très utile.)

Vous penserez peut-être que c’est un maniaque (ou même un obsédé), mais la documentation de Bergman n’a rien de prétentieux ni d’exagéré. Au contraire, elle fournit les sources essentielles de centaines d’épisodes de l’histoire des services de renseignement et de sécurité d’Israël. Elles vont de l’époque pré-étatique, quand des agents sionistes frappaient des responsables britanniques et des « maraudeurs arabes » [terme sioniste désignant les combattants palestiniens, NdE] en Palestine, et des assassins nazis en Europe, jusqu’aux récentes frappes contre les « maîtres de la terreur » du Hamas et du Hezbollah et la série de morts subites d’ingénieurs iraniens du nucléaire, par ailleurs en parfaite santé.

Certaines de ces histoires semblent difficiles à croire - non seulement parce que ces histoires elles-mêmes ont l’air de sortir de romans d’espionnage, mais aussi parce qu’il est difficile de croire que tant d’entre elles soient racontées ici pour la première fois et en un seul et même volume. Mais une lecture attentive des notes de Bergman nous apprend que la plupart des opérations décrites dans le livre - dont beaucoup sont des assassinats - lui ont été révélées lors d’entretiens personnels (avec plus de 1000 sources, souvent identifiées seulement par des noms de code) ou par des documents qui lui sont tombés entre les mains.

Des actes héroïques et d’autres moins

Max Weber a écrit que dans la société moderne, l’État détient le monopole de la violence légitime. Cela suppose que, dans un État démocratique, l’emploi de la force cachée doit être contrôlé par les dirigeants élus de cet État. Si "Rise and Kill First" a un message, c’est qu’il faut y penser à deux fois (vite de préférence) avant de tuer, et avoir l’approbation des personnes dont le travail consiste à superviser le tableau d’ensemble. (Le titre du livre est tiré du texte midrashique Bamidbar Rabbah1, qui dit : « Celui qui vient pour te tuer, tue-le avant. »)

Beaucoup des héros du livre de Bergman –le cas de Meir Dagan, « la machine à tuer » chez qui « le mécanisme de la peur est gravement déficient », selon un de ses soldats, et qui est devenu chef du Mossad, vient à l’esprit - étaient capables de commettre des meurtres de sang-froid au service de l’État. Seul le lecteur naïf peut nier qu’Israël a une lourde dette envers eux pour les responsabilités et les risques qu’ils ont pris personnellement.

Meir Dagan pendant la première guerre du Liban, en 1982

Mais le livre regorge également d’exemples de personnes qui se sont laissées « emporter », c’est le moins qu’on puisse dire. Même s’il raconte des histoires d’exploits sophistiqués qui n’ont rien à envier aux actions de James Bond ou de « Mission : Impossible », Bergman questionne systématiquement la nécessité et la moralité de ces actions, qui ne pouvaient évidemment pas être débattues en public avant d’être menées à bien.

Il y a deux semaines, le New York Times a publié un extrait du livre, dans lequel l’ancien commandant de l’armée de l’air israélienne David Ivri décrit comment, lors d’une tentative d’assassinat contre Yasser Arafat en octobre 1982, Israël a failli abattre un avion transportant son frère, Fathi Arafat. Fathi, un médecin qui ressemblait à son frère mais avec une barbe plus fournie, accompagnait une trentaine d’enfants palestiniens blessés de Beyrouth au Caire pour y être soignés. Plusieurs sources de renseignement avaient par erreur localisé Yasser Arafat dans l’avion, et deux F-15 israéliens ont décollé et se sont préparés à lancer des missiles contre l’avion. Mais, mal à l’aise, Ivri a suspendu l’ordre d’exécution, malgré l’insistance du chef d’état-major des Forces de défense israéliennes, le Lt-général Rafael (« Raful ») Eitan pour qu’il finisse le travail. Seul un rapport du Mossad et des renseignements militaires, indiquant que ce n’était pas le bon Arafat qui était à bord de l’avion, a entraîné l’annulation de la mission, mais il était moins une.

Ariel Sharon, Menachem Begin and Avraham Yoffe, 1977 - Photos - Remembering Ariel Sharon - NY Daily News

Il s’avère qu’Eitan et son supérieur, le ministre de la Défense Ariel Sharon , étaient obsédés par l’idée de tuer le chef de l’OLP (ils avaient mis sur pied une équipe spéciale dirigée par deux vétérans des services de renseignement, Dagan et Rafi Eitan, avec le nom de code de « Dag Maluah », Rollmops). Bergman cite Aviem Sella, qui était à l’époque le chef des opérations de l’armée de l’air (et qui, quelques années plus tard, fut l’officier traitant de Jonathan Pollard à l’ambassade d’Israël à Washington), décrivant une mission privée pour tuer Arafat, à l’initiative du chef d’état-major au Liban en août 1982. "Vous piloterez l’avion" - un avion de chasse Phantom - "et je serai le navigateur et le mitrailleur-bombardier", a déclaré Rafael Eitan, cité par Sella. « Nous allons bombarder Beyrouth. »

Les deux hommes ont effectué deux bombardements ce jour-là, mais Arafat n’était pas présent dans le bâtiment visé lors de la frappe. Sella dit ensuite à Bergman que le chef d’état-major, interviewé cette nuit-là dans les environ de Beyrouth par un journaliste de télévision, « avait déclaré qu’Israël s’abstenait de bombarder des bâtiments dans un zone où vivaient des civils – ce qui était exactement ce qu’ils avaient fait ce matin-là ».

Faisant preuve d’une intuition qui semblait toujours l’avertir de ce genre de menaces, Arafat échappait régulièrement aux griffes d’Israël, parfois seulement quelques secondes avant un attentat. Ce n’est qu’en 2004 que la mort l’a finalement rattrapé, lorsqu’il est mort d’une mystérieuse maladie dans un hôpital parisien. Plusieurs autopsies dans les jours et les années suivantes n’ont pas pu déterminer la cause du décès. Bergman nous dit que même s’il savait ce qui a causé la mort d’Arafat, « je ne pourrais pas l’écrire dans ce livre, ni même écrire que je connais la réponse. » Ordres du censeur militaire.

Néanmoins, ceux qui savent lire entre les lignes peuvent légitimement déduire que Bergman est convaincu qu’Israël a été d’une manière ou une autre l’instigateur de la "mystérieuse maladie intestinale" qui a finalement abattu le dirigeant palestinien.

Voici simplement un petit exemple des autres opérations décrites pour la première fois dans le livre de Bergman :

En octobre 1956, Israël abattait un avion égyptien qui transportait l’état-major de ce pays - mais pas son chef d’état-major, qui se trouvait dans un deuxième avion – au retour d’une réunion à Damas, quelques jours avant le début de la campagne du Sinaï. Il n’est guère surprenant qu’Israël ait vaincu des Égyptiens démoralisés dans la guerre qui a suivi – ce qui ne l’a pas empêché par la suite de perdre la paix.

En 1965, le roi Hassan II du Maroc a permis à Israël d’espionner les dirigeants arabes qui s’étaient réunis pour tenir un sommet à Casablanca. Cependant, la même année, le Maroc a exigé qu’on lui renvoie l’ascenseur en traquant et en tuant le chef de l’opposition Mehdi Ben Barka. Ce ne sont pas les Israéliens qui ont effectivement noyé Ben Barka dans une baignoire à Paris, mais ils ont aidé à chaque étape les agents marocains qui l’ont fait, et plus tard ils se sont débarrassés de son corps, qui, selon certains, a été enterré à l’emplacement de ce qui est aujourd’hui le siège de la Fondation Louis-Vuitton.

En 1968, un psychologue de la Marine nommé Benjamin Shalit (si le nom semble familier, c’est parce que la même année, il était le plaignant dans un procès-phare qu’on a appelé « Qu’est-ce qu’un Juif »2), a eu l’idée de « laver le cerveau d’un prisonnier palestinien et de l’hypnotiser pour en faire un tueur programmé. » Il serait alors envoyé en Jordanie en tant qu’agent dormant et, quand l’occasion se présenterait, assassinerait… Yasser Arafat, évidemment !

Shalit a reçu son prisonnier, nommé Fatkhi, et a l’a travaillé au corps pendant trois mois. L’un des informateurs de Bergman se souvient que la nuit où Fatkhi a traversé le fleuve pour se rendre en Jordanie, il a dit au revoir à ses mentors et « avec la main, il a fait semblant de tenir un pistolet et de viser une cible imaginaire entre les yeux. J’ai remarqué que Shalit était satisfait de son patient. » Quelques heures plus tard, le renseignement militaire a reçu un rapport selon lequel un jeune Palestinien s’était livré, armé de son pistolet, à la police jordanienne, à qui il avait immédiatement raconté toute l’histoire de la tentative de lavage de cerveau qu’il avait subie en Israël.

Le défunt général Avigdor Ben-Gal a raconté à Bergman comment, en tant qu’officier général commandant la Région Nord en 1981, suite à l’horrible attentat terroriste de Nahariya en 1979, il reçut cet ordre du chef d’état-major Eitan : "Tuez-les tous". Ben-Gal a raconté qu’à son tour, ayant nommé à la tête d’une nouvelle unité dans le sud du Liban l’expert des opérations spéciales Dagan, il lui a dit : « Maintenant, vous êtes l’empereur ici. Faites ce que vous voulez ».

Bergman décrit ensuite une longue série de meurtres ciblés que Ben-Gal et Dagan ont cachés à tous leurs supérieurs sauf Eitan, et qu’ils ont aussi tus au chef du renseignement militaire, Yehoshua Saguy. Ils ont également recruté des membres des milices libanaises et, selon Ben-Gal, ils les ont « utilisés les uns contre les autres ».

Semer le vent

Dans les années qui ont suivi, face aux menaces constantes émises depuis le secteur du Sud-Liban surnommé "Fatahland" pour la liberté dont y jouissaient Arafat et consorts, de nombreux responsables israéliens se sont convaincus de la nécessité d’envahir la région et de liquider le réseau palestinien qui y était retranché . Il ne manquait qu’un prétexte.

Les informateurs de Bergman ont décrit certains des moyens qu’Israël a utilisés pour attiser les troubles au Sud-Liban, dans l’espoir apparent de susciter une réaction qui justifierait une invasion israélienne.

Quand Israël a finalement lancé cette invasion du Liban en juin 1982, sa justification était la tentative d’assassinat de l’ambassadeur d’Israël à Londres. Sauf qu’Israël savait bien que l’assaillant qui avait tiré et grièvement blessé Shlomo Argov opérait sur ordre d’Abou Nidal, chef de l’organisation dissidente Fatah-Conseil Révolutionnaire, qui n’était qu’à peine moins ennemie de l’OLP que d’Israël.

"Rise and Kill First" n’est pas un livre ouvertement politique mais, de façon réitérée, les informateurs de Bergman - ceux qui ont fait usage de leurs armes, armé les bombes, posé les pièges, et ourdi des complots complexes pour tromper et abattre des ennemis eux-mêmes déterminés à détruire Israël et à tuer des Juifs – arrivés à l’automne de leur vie, disent au journaliste comment la violence a engendré la violence. Et le succès, l’arrogance.

Dès les premières pages du livre, Ehud Barak - ancien Premier ministre, chef d’état-major et « commando extraordinaire », un homme qui n’a jamais été considéré comme un doux rêveur - revient sur les conséquences à long terme de la stupéfiante opération « Printemps de la jeunesse » à Beyrouth (c’est celle dans laquelle Barak et Amiram Levin se sont déguisés en femmes). Bergman raconte presque minute par minute l’opération, qui impliquait la première action coordonnée de plus de 3 000 hommes, venus du Mossad et de l’unité de commandos Sayeret Matkal de l’IDF, de la Flottille 13, de parachutistes, et de l’AMAN (renseignement militaire), ainsi que des agents doubles servant d’informateurs au Liban.

On est stupéfaits de la précision avec laquelle a été conçue l’opération, ainsi que de l’imagination de ses concepteurs, mais nous sommes choqués d’apprendre qu’un agent du Mossad a paniqué à Beyrouth et que sans en informer personne, il a quitté avec deux collègues blessés à bord l’endroit où il était censé retrouver ses camarades et où ils auraient pu bénéficier de soins médicaux. Certains des soldats étaient furieux, et une fois qu’ils ont été réunis sur leurs canots pour retourner en Israël, un pugilat a éclaté entre eux et l’homme du Mossad.

Quarante ans après la mission, au cours de laquelle 50 cadres de l’OLP ont été tués et qui a permis de mettre la main sur une mine de précieux documents manuscrits de l’organisation, Barak a émis l’idée que l’opération « avait fait naître chez nous une assurance injustifiée. Il est impossible de projeter le succès d’un raid chirurgical, avec un objectif très précis, sur les capacités de toute l’armée, comme si Tsahal pouvait tout faire, que nous étions tout-puissants. "

Bergman lui-même va plus loin à la fin du livre en affirmant que le Mossad, l’AMAN et le service de sécurité du Shin Bet « ont toujours fini par fournir aux dirigeants israéliens des réponses opérationnelles à tous les problèmes ciblés qu’on leur a demandé de résoudre. Mais les succès mêmes de la communauté du renseignement ont favorisé l’illusion chez la plupart des dirigeants du pays que les opérations secrètes pouvaient être un instrument de stratégie et non seulement de tactique - qu’elles pourraient se substituer à une vraie diplomatie dans la résolution des conflits d’ordre géographique, ethnique et national dans lesquels Israël est enlisé. "

Nul besoin d’être Carl von Clausewitz pour reconnaître que rien ne remplace une vision stratégique et l’art du compromis politique. C’est quand les actions des forces de sécurité israéliennes ont donné à Israël un avantage tactique temporaire - et il y a beaucoup d’exemples stupéfiants de telles actions dans le livre de Bergman- qu’elles se sont montrées le plus utiles. Il appartenait alors aux dirigeants politiques d’exploiter au mieux et de tirer parti de ces avantages pour en tirer des gains politiques permanents.

DAVID B. GREEN
Rédacteur en chef et auteur de l'édition anglaise du quotidien israélien Haaretz, David Green tient une chronique quotidienne intitulée "Ce jour-là dans l'histoire juive".
Traduit par  Jacques Boutard
Édité par Fausto Giudice

Merci au réseau international de traducteurs tlaxcala.org

Notes

1-Midrash (mot hébreu formé sur le radical d-r-sh, interrogoger, exiger, interpréter) : une méthode herméneutique d’exégèse biblique opérant principalement par comparaison entre différents passages bibliques ; ainsi que, par métonymie : la littérature recueillant ces commentaires.

2- Benjamin Shalit avait épousé une étrangère non juive. Il se déclarait lui-même athée. Quand il voulut faire reconnaître la nationalité israélienne pour ses enfants, les autorités israéliennes s’y opposèrent. Il fit appel à la Cour Suprême de l’État qui lui donna raison, mais peu de temps après une loi fut votée qui s’alignait sur les positions des religieux.

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