L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'onction flatteuse : mémoire et tabou en Russie et en Ukraine, par André Markowicz

Ces jours-ci, les autorités ukrainiennes ont interdit, comme « anti-ukrainiens », 25 livres — publiés en russe, mais pas seulement des livres russes. Parmi eux (et c’est pour ça, sans doute, que la chose a fait du bruit), un livre de l’historien britannique Antony Beevor, « Stalingrad », écrit en 1998. Et là, ce livre de presque 600 pages a été interdit pour une quinzaine de lignes dans lesquelles Antony Beevor, parlant d’un groupe de nationalistes ukrainiens pendant la guerre, disait qu’ils avaient reçu l’ordre de fusiller un groupe d’enfants juifs, et l’avaient fait.

J’ai parlé en son temps des lois mémorielles promulguées en Ukraine, — des lois qui m’interdisent absolument, et définitivement (tant qu’elles restent en vigueur) toute solidarité avec l’Etat ukrainien — même si c’est face à l’agression russe. Je ne peux pas accepter, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, qu’on rende hommage à des hommes qui ont posé devant le photographe en uniforme nazi, qui ont fait la chasse aux Juifs, dans les villes, dans les villages, et jusque dans les forêts, traquant les partisans et tous les malheureux qui y vivaient pour échapper aux Einsatzgruppen et à leurs sbires autochtones. Bandera et les nationalistes ukrainiens, même s’ils se battaient contre l’URSS de Staline, et même s’ils se sont aussi battus, pour certains, au bout du compte, contre les Allemands, ont du sang sur les mains. Ils ont participé aux massacres de Lvov, et à tant d’autres.

L’interdiction, grotesque, pour quelques lignes, d’un livre paru voici vingt ans, est la conséquence directe de cette politique : rien ne doit être lu en Ukraine qui serait « anti-ukrainien ». « Anti-ukrainien » désignant ce qui en remet cause le rôle des fascistes ukrainiens pendant la guerre.

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En Russie, dans le même temps, une loi a été promulguée en 2014, menaçant de cinq ans de prison, toute remise en question du rôle de l’Armée rouge pendant la guerre. Personne désormais n’a le droit de parler des viols de masse, des massacres de populations civiles et de toutes les autres atrocités qui ont accompagné, en Allemagne, l’avancée des armées soviétiques (faut-il rappeler que ce les soviétiques ont fait en Allemagne avait été fait, en cent fois pire, par les Allemands, sur tout les territoires occupés pendant la guerre ?). Là encore, sous l’égide de Poutine, il est « anti-russe » de parler de ces horreurs. Et, je crois bien, il sera bientôt « anti-russe » de remettre en cause le stalinisme.

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Ce qui se passe en Pologne avec son gouvernement d’ultra-droite, c’est, finalement, la même chose (ce qui n’empêche pas, évidemment, les nationalistes ukrainiens au pouvoir de haïr les nationalistes polonais, et vice et versa — mais c’est la loi du genre). A chaque fois, il est indispensable de blanchir le passé, et, à chaque fois, c’est le passé qui revient pour révéler la nature profonde du mouvement présent.

On l’a dit, à juste titre : c’est en Pologne qu’il y a le plus grand nombre de « Justes parmi les nations ». Et si parmi les Juifs présents sur le territoire de la Pologne en 1939, 5% de la population ont pu survivre, ils le doivent tous, d’une façon ou d’une autre, à des non-Juifs (en Pologne, c’est 5%, en Lettonie et en Lituanie, c’est… 2%). Et je dois rappeler que l’aide à un Juif signifiait la mort, non seulement pour soi, mais pour toute la famille. — Je me refuse à dire « l’aide des Polonais », parce que les Juifs de Pologne étaient aussi citoyens polonais, même si, à cause de la politique antisémite des gouvernements précédents (soi-disant démocratiques), ils étaient déjà des citoyens de seconde zone, n’ayant pas accès à un certain nombre de métiers et de fonctions.

Mais est-il besoin de rappeler le zèle qu’ont mis beaucoup — oui, beaucoup, beaucoup — de citoyens polonais à dépouiller les victimes des nazis, dès le mois de septembre 39 ? A les voler, les rançonner, les mettre dehors de chez eux — dès avant la création des ghettos ? — Et combien les ont poursuivis, et dénoncés pendant que les nazis assassinaient ? Et combien de survivants des massacres ont-ils été assassinés en 45-46, pas seulement à Kielce, mais à travers toute la Pologne, — et pas assassinés par les nazis, eux… Non, juste par des gens qui, par exemple, ne voulaient pas entendre parler de rendre une maison, ou un appartement, ou, simplement, parce qu’ils pensaient que les nazis n’avaient pas fait tout le travail, et que tous les Juifs étaient des agents communistes ? — Je pense, parmi tant d’autres, à Léon Feldhendler, un des dirigeants de l’insurrection de Sobibor, tué à Lublin, par ces concitoyens.

Et je n’oublie pas qu'en Pologne, il y a eu six millions de morts entre 1939 et 45. Trois millions de Juifs, et trois millions de non-Juifs — dont à peu près toutes les élites (il ne restait que 40.000 personnes dotées d’un diplôme sur tout le territoire de la Pologne à la Libération).

Le poison de l’antisémitisme répandu par l’Eglise catholique pendant des siècles a continué longtemps de faire ses ravages —et alors même que les Juifs avaient, presque tous, disparu. Et qui de nous a oublié les noms d’oiseaux qu’échangeaient certains dirigeant de « Solidarité » avec des officiels communistes ? — Dans les deux cas, l’accusation qui revenait le plus souvent, c’était que les ennemis étaient Juifs, ou crypto-Juifs, ou bien vendus aux Juifs (ça arrivait souvent, hélas, à Lech Walesa). Même si, évidemment, d’autres dirigeants de « Solidarité » protestaient contre ce genre de déclarations.

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Et pourtant, je ne pense pas que la raison de ces lois mémorielles en Pologne ou en Ukraine soit l’antisémitisme. C’est une autre caractéristique fondamentale de tout nationalisme, et j’en ai parlé, en son temps, à propos de la Bretagne : le besoin d’avoir de bons ancêtres, et l’incapacité, pour des générations qui n’ont pas connu ces tragédies, de faire face à la vérité historique. Le lieu commun aujourd’hui répandu, sous l’égide de Jean-Michel Le Boulanger, vice-président de la région Bretagne (« premier vice-président chargé de la culture et de la démocratie régionale », sic), c’est que les nationalistes bretons n’ont pas collaboré pendant la guerre, à part une petite fraction qui a servi de prétexte à l’état jacobin pour persécuter l’ensemble des malheureux « patriotes bretons », et dire le contraire, c’est se faire traiter d’ « anti-breton ». Ça m’a toujours frappé, ça. — Parce que, réellement, même si c’est vrai que tous les nationalistes bretons ont, à un degré ou un autre, collaboré avec les nazis (à quelques rares exceptions près — une dizaine), ça ne devrait pas affecter les militants d’aujourd’hui, qui, objectivement, ne sont, dans leur très grande majorité, ni antisémites, ni fascistes, ni même de droite. Et non, dire, aujourd’hui, en Bretagne, que les nationalistes étaient, dans leur ensemble, des collaborateurs, est une raison de se faire exclure de tout débat. Comme si regarder l’histoire en face, essayer d’analyser les causes du phénomène était si dangereux que c’était de l’ordre du tabou. — Et, j’y pense, je me souviens qu’il y a, de fait, une vingtaine d’années, le directeur de l’Institut Culturel de Bretagne avait proposé, comme il disait, d’ « ester en justice » contre les attaques « anti-bretonnes » des jacobins (en l’occurrence, celles de Françoise). Ça n’avait rien donné, mais l’idée était là.

C’est la même chose, dans le monde entier, pour tous les nationalismes — à des degrés tellement plus importants : la nation, éternelle, ne peut être que pure. Pureté russe contre pureté ukrainienne, pureté ukrainienne contre pureté polonaise, etc., à l’infini. Des puretés purulentes, comme nous savons.

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On se souvient dans « Hamlet » de cette scène où Hamlet, le fils, reproche à sa mère d’avoir préféré Claudius à Hamlet, le père. Il lui demande de croire qu’il n’est pas fou.

« Par cette onction flatteuse, n’allez pas
Faire accroire à votre âme que ma bouche
Dit ma folie et non point votre faute.
Vous ne feriez que cacher votre ulcère
Sous une pellicule ou une peau —
La corruption fétide, camouflée,
Infecterait, rongerait du dedans… »

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Force est de reconnaître que la « corruption fétide » est à l’œuvre, plus que jamais, — à travers le monde (pas seulement en Europe). Elle « ronge du dedans », et puis, un jour, le pus jaillit. Et c’est inévitable. Même si, « l’onction flatteuse », sur le coup, ça fait tellement de bien.

André Markowicz, le 12 février 2018

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses célèbres posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime, entre deux travaux littéraires, sur les "affaires du monde". Nous lui en sommes reconnaissants.