L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le vieux tronc et l'odeur. Mémoire et symboles ukrainiens, par André Markowicz

Photo 1, Siège de la sécurité ukrainienne.

Il y a le régime de Poutine, dont la seule différence — majeure — avec celui de Kadyrov, son agent en Tchétchénie, du moins pour l'instant, est qu'il n'y a pas de terreur de masse, et que, d'une façon ou d'une autre, pour peu qu'on ne s'exprime pas sur le cours des événements, on peut vivre tranquillement en Russie. — Mais, le régime de Poutine, c'est le pouvoir d'une mafia, au sens le plus strict, le plus, si je puis dire, new-yorkien, du terme, — d'une mafia qui s'est emparée de toutes les institutions, qui vit dans une corruption comme, réellement, on n'en avait encore jamais vue dans l'histoire de la Russie — pays dans lequel la corruption est ontologique, — et il y a le nationalisme agressif pour rester au pouvoir, et l'orthodoxie la plus obscurantiste (mais quelle religion mise au pouvoir n'est pas obscurantiste ?)...

Le pouvoir de cette église russe qui préfère le schisme plutôt que de reconnaître l'autocéphalie (l'indépendance) d'une église orthodoxe ukrainienne — parce que, il faut bien le dire, il n'y a jamais eu d'église ukrainienne indépendante, vu qu'il n'y avait jamais eu, depuis le XVIIe siècle (et encore !...) d'Ukraine indépendante, et que, naturellement, l'église de Kiev a toujours dépendu de celle des tsars de Moscou, et ce, alors même, faut-il le rappeler, que Kiev est le berceau de la culture russe et que c'est à Kiev que la Russie est devenue orthodoxe.

*

Il y a le combat, désespéré, désespérant, d'Oleg Sentsov, un démocrate, que j’ai, comme beaucoup d’entre nous, soutenu jour après jour, condamné à vingt ans de travaux forcés pour "terrorisme" sur des preuves fabriquées, des aveux de soi-disant comparses obtenus sous la torture, — il y a eu sa grève de la faim, et, aujourd'hui, alors qu'il l'a cessée, sa santé mise en danger si grave, et je crois que personne, au moment où j'écris, ne peut affirmer qu'il pourra y survivre.

Il y a, quand je regarde les medias officiels russes, une montée de la haine envers l'Ukraine. Les insultes constantes, les menaces, la guerre — ouverte ou larvée — au Donbass, et, finalement, partout.

Et comme je serais heureux de soutenir les Ukrainiens contre Poutine.

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Mais voilà, il y a cette photo.

Cette photo, je l'ai vue sur un site russe, et je me suis dit que c'était un montage, une provocation. — C'est l'emblème des services de la sécurité intérieure de l'Ukraine. J'ai demandé autour de moi si, réellement, c'était l'emblème véritable. Et il n'y a aucun doute : la photo venait d'un site russe, oui, et, certes, le type en uniforme n'a pas l'air engageant (mais quel soldat aurait l'air engageant ?)... mais j'ai reçu, pour confirmation, une autre photo (photo 2)...

Mais, dites, cette croix... c'est une croix nazie... un des emblèmes de l'armée allemande... (photo 3).

Et comment se fait-il qu'elle soit là, cette croix ? — Qu'ils (les services ukrainiens, et donc l'Etat ukrainien) aient pris précisément ce symbole-là ? Est-ce qu'ils sont des nazis ? — Bien sûr que non. C'est, en quelque sorte, que, pour eux, ce n'est pas grave.

Il y a, en Ukraine, une mine ouverte pour les chercheurs : toutes les archives de la période soviétique sont ouvertes, et ne demandent qu'à être étudiées. Ces archives-là sont ouvertes — alors qu'elles sont fermées partout ailleurs sur l'ancien territoire de l'URSS, et surtout en Russie, et que le gouvernement russe fait tout ce qui est en son pouvoir pour revenir à une glorification du stalinisme, et qu'il enferme systématiquement les chercheurs comme Ivan Dmitriev qui tentent, envers et contre tout, de rétablir l'horreur de la vérité historique dans toute son ampleur. — Mais, en Ukraine, il y a des "lois mémorielles", — j'en ai parlé au moment où elles sont entrées en vigueur — qui interdisent qu'on évoque un fait historique indéniable : les nationalistes ukrainiens, pendant la guerre, ont massivement collaboré avec les nazis, ont massivement, partout où c'était possible, participé à la traque des Juifs (95% des Juifs restés sur le territoire de l'Ukraine ont été massacrés entre 1941 et 1944), et leur héros, Roman Choukhévitch (à qui les autorités ukrainiens consacrent des timbres et des monuments) s'est, à de nombreuses reprises, fait photographier en uniforme d'officier allemand. — Il tuait aussi bien les Juifs que les Polonais.

Baby Yar. Le type souriant, au brassard, est un nationaliste ukrainien. Le type de dos, fusil en bandoulière, n’est pas un soldat allemand.

Certes, l'UPA (l'Armée insurrectionnelle ukrainienne) s'est, à partir de 1943, battue également contre les Allemands — quand ils ont vu que, comme partout en Europe, Hitler n'avait aucune intention d'accorder la moindre indépendance aux pays qu'il occupait (Stépan Bandera a été enfermé à Sachsenchausen à partir de 1942). Mais, au moment même ils se battaient contre les Allemands, les nationalistes ukrainiens, héritiers de Pétlioura (qui avait des pogroms monstrueux pendant la guerre civile), se battaient en même temps contre les partisans (anti-nazis), aidaient à la chasse aux Juifs, fournissaient des volontaires pour garder les camps nazis et tendaient des embuscades aux troupes de l'Armée rouge (c'est l'UPA qui a tué le maréchal Vatoutine, en 1944 — alors que l'Armée rouge préparait une offensive contre les troupes d'occupation nazies).

Et ce sont ces gens qui sont les héros de l'Ukraine "indépendante" — parce que, comme je l'ai dit, par ailleurs, le nationalisme exige d'avoir de "bons ancêtres". Et que, donc, tout ce qui a combattu l'URSS doit être considéré comme bon.

Tant que les lois mémorielles resteront en vigueur, tant que cet héritage sanglant restera présenter comme l'âge héroïque de la nation ukrainienne, tant qu'on reprendra, comme par hasard, des symboles nazis, la haine et la pourriture des esprits continueront de faire leur œuvre.

Oui, j'aurais tellement voulu croire à la démocratie en Ukraine. Mais, là, en voyant cette étoile, fortuite, en voyant toute une série d'autres symboles et d’autres commémorations, je ne peux pas ne pas repenser à ce que dit Hamlet à Ophélie : "Vous n'auriez pas dû me croire ; car la vertu ne peut pas se greffer sur notre vieux tronc au point d'en effacer l'odeur."

Et cette odeur, il faut le reconnaître, elle n'a pas l'air de déranger grand monde en Occident.

André Markowicz

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.