L'AUTRE QUOTIDIEN

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Gentryfication : le projet morne Plaine, Marseille

Le paradis moderne. Une description, certes cruelle, mais fidèle, de l’image (fake) d’un Marseille qui serait idéalement débarrassé de son populo (il n’y personne au mètre carré, cela ferait fouillis, là on a ses aises), très blanc (une seule tache de couleur dans le tableau, le seul assis d’ailleurs, qui ne fait rien), des gens qui semblent tous en vacances, vaquent et baguenaudent, tous propres sur eux. Ce pourrait être Paris. Ou n’importe où. C’est le Marseille idéal du vingt-et-unième siècle, qui n’aurait rien de marseillais. C’est ce que la Soleam appelle, dans son langage techno-fleuri; “faire monter en gamme la place”.

L’enfer de l’urbanisme moderne se présente toujours pavé de bonnes intentions

Attention, image piégeuse, mais indispensable dans le raisonnement : il s’agit d’un autre projet de réaménagement d’une place, mais cette fois-ci à Béziers. Mêmes ingrédients : les gentils zenfants, tous des babtous, le désert autour des gens sur l’image, le désoeuvrement total.

Retour dans le Marseille récuré et manucuré du monde pasteurisé et pastellisé (il y a un troublant côté faux Montmartre qu’on vend aux touristes Place du Tertre, ou cette dégoûlinante esthétique du Poulbot, dans l’effet recherché par l’infographie moderne). Tous ces gens entrent et sortent de chez H&M ou Zara et vont prendre un cafe latte au Starbucks du coin. Et il y a toujours la même inflation de ballons enfantins. Visiblement un must dans l’esquisse d’un futur désirable. Ainsi que l’indispensable cycliste, ici si urbain et poli qu’il préfère tenir son vélo à la main pour ne déranger personne. A regarder attentivement ces images fictives, on ne peut que prêter plus d’attention au titre qui les accompagne généralement dans les magazines de la ville : “Voici à quoi devrait ressembler Marseille - ou X, Y, Z - demain”. Est-ce une injonction ? Un souhait ? Ou une objurgation ?

Alors la vraie vie, celle du marché de La Plaine, Marseille, avant son interdiction pour commencer les travaux, à côté du paysage urbain de charmants jeunes consommateurs (pas un vieux, ou qui que ce soit qui n’aurait pas une silhouette ou une démarche flatteuse et pleine d’entrain dans les infographies du bonheur de la terre promise, jamais !) envisagé dans une transe par la Soleam, il est vrai qu’elle ne peut plus exister. Ce sont deux mondes irréconciliables. Dans l’ancien, ce marché populaire qui fut le coeur de Marseille, où on jouait des coudes, achetait, vendait, marchandait, ne tient pas le Marseille idéal des consommateurs aux poches pleines dont rêvent les promoteurs. Nos petits bonheurs ne font pas le leur. Il faut rationaliser. Moderniser. Nettoyer. Chasser. Les travaux ont commencé. Le marché n’est plus. Les arbres tombent. Les coups des CRS aussi. En marche vers le futur !

Prenez un marché populaire où des milliers de gens se mélangent, font leurs courses, discutent. Ils ont l’air pauvres (normal : ils le sont). Il y a du désordre, les boutiques ne sont pas alignées, les acheteurs baguenaudent, les mamans discutent. Cela ne ressemble à rien, pour une brochure touristique, sauf que cela ressemble à la vie, pour les vivants. Et cela ne rapporte pas assez. Marseille est de plus en plus à la mode. La pauvreté attire (entre autres pour cette raison peu avouable : elle permet aux nouveaux arrivants, comparativement plus riches, de se retrouver avec un niveau de vie bien meilleur qu’ailleurs, sans comparaison avec celui des habitants qui ont fait la ville). Mais elle fatigue, repousse aussi, ce qui était plaisant et folklorique à l’arrivée, ces années où tout semble rose, devient pesant, signe d’immobilité . Comme Sarkozy avec son Kärcher, on va donc vous en débarrasser. Mais comme là, il ne s’agit pas de “racailles”, on va s’y prendre autrement. En faisant miroiter de grands projets d’embellissement de la ville. Des signes déjà vus mille fois de modernité (les mêmes partout dans le monde). De l’inconfortable grouillement du passé au confort moderne en quelques travaux. A Paris, cela a donné le massacre des Halles. A Marseille, cela donne les plans d’aménagement de la Plaine. Toutes ces images du bonheur moderne générées par ordinateur commencent par générer du malheur pour tous ceux qui n’entrent pas dans la jolie photo de promeneurs désoeuvrés, font tache dans le “cadre urbain”, et finissent par engendrer des villes qui se ressemblent toutes, sans caractère, sans envie, sans rien.

Samedi 29 septembre 2018, dernier jour officiel du marché de La Plaine, place Jean-Jaurès. Chez les clients, les marchands, les mamies qui viennent y chercher de la chaleur humaine autant qu’une livre de haricots écheleurs, l’émotion est palpable. Comme disent Monique et sa compagne, vendeuses de prêt-à-porter féminin : «  C’est la fin d’un monde. Ils ne veulent plus de nous. » Bien décidée à « requalifier » la plus grande place de Marseille, la mairie a pour abcès de fixation le marché qui y campe trois fois par semaine et attire une population qu’on ne veut plus voir en ville. C’est que le souk, le bazar et toute la smala des vendeurs de rue incarnent aux yeux des élites un commerce honteux qu’il faut éradiquer à tout prix. Mais plus que la fin d’un marché populaire, c’est l’essence même d’une ville portuaire que l’on condamne à mort. Chronique sur le vif d’une gentrification sur le dos des pauvres. Un dossier à lire dans le mensuel CQFD. Pour suivre ce qui se passe, suivez l’hebdo Lundi matin, très impliqué dans la lutte contre le réaménagement de La Plaine. Et pour commencer, cet article d’Alèssi Dell’Umbria, historien de Marseille : Le vol noir des corbeaux sur La Plaine.

Christian Perrot