L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

De silence et de rage, par Marie Cosnay

Signe, dit l’éducateur. Je ne signe pas, dit l’enfant, des mensonges, tu as écrit des mensonges. Alors tu vas avoir des problèmes. J’ai déjà des problèmes, et j’ai bien compris que tu veux toujours me faire peur.

Une image, sur nos fils Twitter : la photo de ce monsieur à Calais suppliant pour de l’eau devant des fourgons de CRS ; l’association l’auberge des migrants expliquait qu’on l’empêchait de nourrir et de donner de l’eau sous la canicule aux exilés, pour ne pas créer de points de fixation, comme on disait. Le ministre de l’Intérieur du nouveau président pour qui je n’ai voté, après hésitation, que pour éviter aux réfugiés (c’est à dire aux sans-refuge) l’organisation systématique de la haine, envoyait des camions de CRS pour empêcher les points de fixation et les distributions de nourriture à Calais. On disait points de fixation, on le disait à Calais, on le disait à Paris aussi, à Paris aussi on empêchait les associations, comme à Calais, de donner du pain et de l’eau, on empêchait les associations et les particuliers de donner du pain et de l’eau aux enfants de Calais et de Paris, aux enfants qui dorment dans les rues, aux enfants des rues de Calais et de Paris qui sont depuis mars 2016, dans la loi, mineurs isolés et étrangers quand ils étaient avant tout, dans la loi d’avant 2016, même étrangers, des enfants vulnérables.

Paris n’empêchait pas les distributions de nourriture mais choisissait les lieux, il fallait être un pro du GPS et recevoir la 4G sur son smartphone pour trouver les points de non fixation où la mairie autorisait ce jour-là la distribution de sandwiches et d’eau. 
Le silence. 
Il y avait cet homme à genoux qui ouvrait les mains pour un peu d’eau et les camions de CRS entre lui et l’eau. 
Silence. 
Nous laissions tomber nos bras, en découragement, les mots de la bouche nous étaient ôtés.

Il y avait l’histoire de l’eau et de Calais, le silence pesait des siècles, il y avait l’histoire de cette collecte sur Internet, 60.000 euros, destinée à faire naviguer un bateau empêchant les sauvetages en mer, collecte prévoyant ouvertement l’assassinat de personnes en danger, le silence pesait des siècles en profondeur, pesait dans les entrailles, pesait des siècles à l’intérieur du magma de la terre, de son feu. Le silence était remué de tout un tas de questions insolubles dépassant l’individu et les groupes constitués, politiques. Les questions s’adressaient, muettes, secrètes, interdites, à l’espèce que nous sommes, carrément à l’espèce et en appeler à l’espèce sidère,  justifie drôlement le silence. Qu’est-ce qui faisait qu’on en venait, au XXIème siècle, après pas mal de réflexions sur les possibilités de la barbarie, à ne pas ou ne plus rien savoir des règles ou normes d’une civilisation que nous pouvions observer changeante, inconstante, soumise à des forces et à des peurs réactionnelles mais qui excluait pourtant, du moins dans ses textes et ses institutions, le massacre de groupe d’individus en détresse ?

Qu’est-ce qui faisait que la norme s’écroulait, les règles ne tenaient plus, la transgression semblait permise ?

Tu ne nourriras pas. Tu ne permettras à personne de t’allonger sur les bancs ou sous les ponts. Tu ne sauveras pas en mer. Tu n’accueilleras pas. Bientôt, un groupe identitaire, comme on dit, tire les conséquences du message suggéré par la conduite des sociétés européennes et affrète, sans sanction pour l’instant, un bateau pour que les pauvres meurent avant d’accoster.

Et puis dans le silence y a eu un coup de téléphone, pour être inattendu il était inattendu. 
Le coup de téléphone a brisé le lourd silence. 
PEE, maison à laquelle j’avais demandé si elle pouvait loger en urgence l’enfant du désert et de la rue qui venait de quitter l’hôtel d’odeur puante sans reconnaissance de sa minorité, m’avait répondu que bien que sensible à ces histoires d’exil, elle ne voyait pas comment elle pouvait sortir du cadre et des critères prévus en hébergeant un mineur. 
Eh bien dans le silence qui pesait PEE rappelait. 
C’est par rapport à ta demande. 
On ne peut pas. 
Mais on va. 
On va faire quelque chose.

J’ai pensé dans le silence qui se brisait qu’on était en plein dedans. En résistance, on y était entré, sans s’en rendre compte, avec plus ou moins d’habitude et de savoir faire. On l’avait pensé : les choses vont dégénérer mais les attitudes vont se polariser. Elles se polarisaient.

Quand l’enfant a quitté le dispositif de l’hôtel qui guettait le moindre signe de la certitude de son isolement, après que le DEMIE, par la voix anonyme d’un éducateur et une notification non signée, a refusé l’enfant et l’a rejeté à la rue, il a rejoint les nombreux enfants qui ne sont ni mineurs devant la loi ni majeurs - puisqu’ils ont sur eux des papiers attestant de leur minorité, papiers que l’administration ne reconnaît pas et que les dispositifs d’aide aux majeurs (demandes d’asiles, hébergement d’urgence), eux, reconnaissent.

Quand le DEMIE a signifié le refus après les dix jours dans l’hôtel puant et les tentatives de tromperies, comme dit l’enfant, tu as voulu me tromper, tu ne m’as posé des questions que pour me tromper, l’enfant a rejoint les quelques milliers d’enfants de Paris qui n’appartiennent à aucun groupe, ni majeurs ni mineurs. Ni demandeurs d’asile ni enfants orphelins. Rien. Personne ne signe, sur la notification, le refoulement dans la catégorie invisible. La notification ne porte que le cachet de la délégation de la présidente du Conseil de Paris. L’enfant doit signer, lui ; il doit signer qu’il n’est pas mineur. L’enfant est seul comme personne n’est jamais seul. L’enfant est seul au moment de l’évaluation et après encore il reste seul puisque ce n’est pas fini, puisqu’il va en appeler au juge des enfants qui peut-être contredira le DEMIE et le déclarera enfant et isolé, si c’est bien sûr qu’il l’est, isolé.

Signe, dit l’éducateur. 
Je ne signe pas, dit l’enfant, des mensonges, tu as écrit des mensonges. 
Alors tu vas avoir des problèmes. 
J’ai déjà des problèmes, et j’ai bien compris que tu veux toujours me faire peur. 
Va-t-en. 
Je m’en vais. 
Reviens. Prends ta notification.

On ne peut plus reprocher aux départements de ne pas protéger l’enfance : depuis la loi de mars 2016, les départements protègent les enfances reconnues, c’est à dire à peu près 15% des mineurs se présentant comme mineurs. La loi est respectée : est mineur celui qui est reconnu et il est protégé. La loi est respectée. Ceux que je ne reconnais pas, dit le département, ne sont pas mineurs. Peu à peu la loi, faite pour contraindre les départements à protéger l’enfance, a créé une catégorie, l’enfant étranger isolé. Maintenant elle en crée une autre : l’enfant étranger refusé. 
Au passage, la loi a fait disparaître complètement l’idée de droit fondamental.

D’ailleurs, le raisonnement par l’absurde, si on le rencontre dans ce que fabrique la loi qui exclut de son champ d’application ceux-là mêmes pour qui elle est écrite, est un raisonnement qu’on retrouve à l’intérieur même de la notification. 
Monsieur K n’est pas mineur puisqu’il dit s’être trouvé dans un camp de Ceuta qui n’enferme pas les mineurs. Monsieur K n’est pas mineur puisque le Maroc ne l’a pas traité en mineur. 
Mieux encore : « Vous dites que c’est un journaliste travaillant à Guinée Matin qui vous les a envoyés < le certificat de naissance et le jugement supplétif> par mail. Une telle procédure exige votre présence, or… » 
Une telle procédure exige en effet la présence du requérant. 
Quand il est majeur. 
Le mineur, lui, est sous autorité parentale et c’est le père, en l’occurrence, qui a donné les documents à un journaliste qui nous les a fait parvenir.
La présidente du Conseil de Paris, personne d’autre, signe donc une notification qui dit : Monsieur K n’est pas mineur puisque, comme il est majeur, il aurait dû lui-même aller chercher son extrait d’acte de naissance en Guinée…

Devant la perversité d’un système absurde, les réactions varient.
Entre la rage et le silence. 
Le silence que peut briser un seul coup de téléphone.
L’enfant craignait plus que tout d’être vu non isolé, accompagné, il dormait les après midi, plus du tout la nuit, se répétait chaque étape de son long parcours, se perdait dans le métro, ratait l’école, ses rendez-vous, puis reprenait les choses, depuis le début. C'est une lutte. On y va pas à pas, objectif par objectif.

Marie Cosnay, le 11 juin 2017

Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Elle fait partie depuis cet été des chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook.