L'AUTRE QUOTIDIEN

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Ingouvernables : l'exemple de la ZAD, par Début Mars

deux petits exemples rapides et deux dépassements

Alors, qu’est-ce que ça veut dire ou qu’est-ce que ça voudrait dire ingouvernables : être ingouvernables ou devenir ingouvernables ? Peut-être, le plus simple, c’est de commencer par le définir négativement, en disant que : être ingouvernables, c’est pas une identité politique, mais c’est plutôt une attitude, une disposition collective, une conduite, quelque chose qui nous saisit à un moment, et qui fait qu’on se soustrait. Le fait que ce soit pas une idée, une entité politique, ça veut dire qu’on peut pas définir dans l’absolu – comme on pourrait dire ah je suis socialiste, ou anarchiste, ou je sais pas quoi – une somme de principes généraux pour dire : ah, être ingouvernables, c’est ça. Mais qu’on ne peut, à chaque fois, que parler de comment, localement, des gens, à un endroit situé, s’organisent ensemble pour s’arracher en partie à des formes de gouvernement qui nous oppressent. Donc moi je vais essayer de raconter deux petites exemples rapides pour illustrer en quoi la zad est ingouvernable. Le premier, c’est la manière dont elle a su déjouer la politique classique, l’année dernière, au moment de la consultation. Je sais pas si vous vous rappelez, il y a eu des menaces d’expulsions sur les habitants, il y a eu tout un barouf sur la quatre voies, et tout ça. Et, pour déjouer cette force, l’État décide de faire une consultation et dit : après tout, nous, plutôt que de lâcher, on préfère demander aux gens ce qu’ils en pensent. Souvent, dans d’autres cas, c’est ce qui met fin à des mouvements : quand on vote la fin d’une grève, quand on vote la fin d’un blocage, quand on vote la fin d’une occupation à la fac. Souvent c’est le recours à cette forme particulière de légitimation du pouvoir qu’est la consultation démocratique, c’est cette forme-là, souvent, qui étouffe ou met fin au mouvement. D’ailleurs, c’est souvent pour ça qu’il n’y a pas beaucoup de mouvements forts pendant les périodes électorales. À la zad, en amont, même si on n’était pas d’accord sur le geste du vote, et que certains parmi nous disaient : nous on va aller voter, parce que si le non passe, on va gagner, et que d’autres parmi nous disaient : nous, on ne se pliera pas à ce jeu de dupes. Malgré ce désaccord-là : il y a eu la construction d’une position commune, et cette position commune c’était de dire : quel que soit le résultat des urnes, quel que soit le résultat qui est téléguidé par la politique classique, nous, on restera . Nous, on continuera à lutter. Et même si on perd la consultation, on sera encore là. Et c’est ce qu’on a démontré, le 8 octobre, avec la grande manif où on est venu planter les bâtons. Ça, c’est le premier exemple de comment un territoire ingouvernable, ou un mouvement qui commence à devenir ingouvernable, est quelque chose qui arrive à déjouer la politique classique, et à ne pas se laisser écraser par la mascarade démocratique. Le deuxième exemple que je voulais donner peut paraître plus banal. C’est un événement qui s’est passé aussi l’année dernière. Il y a eu un petit article dans Presse Océan qui expliquait que l’Insee était très emmerdé parce qu’ils ne trouvaient pas d’agents recenseurs prêts à venir opérer le recensement sur la zad. Or, le gouvernement, ou ce qu’on appelle le gouvernement, c’est pas juste le spectacle électoral qu’on voit, les campagnes, à chaque présidentielle, c’est pas ça en fait. Le gouvernement, c’est cette manière de tout décompter et de vouloir tout contrôler, et le recensement, c’est un des dispositifs majeurs de cette forme politique là. Et donc, ce qui est intéressant, avec ce petit exemple du recensement, c’est l’idée d’une forme d’opacité. C’est-à- dire, quand on dit : être ingouvernables c’est pas une identité... sur la zad, c’est : comment le mouvement s’est constitué, et comment il a réussi à arracher un territoire. C’est pas des gens qui disent : nous on est des radicaux, on est en rupture avec le gouvernement. C’est un espèce de mélange, qui arrive à produire un rapport de force, depuis lequel on arrache des libertés au gouvernement. Et cette opacité : elle est importante. Et elle montre qu’en fait, c’est pas clair, quand je dis : c’est pas une identité, ça veut dire : c’est pas un étendard, c’est pas clair, qui est ingouvernable. En fait on ne serait pas ingouvernables sans les habitants. Mais comment en est-on arrivé à une situation comme ça ? comment on en arrive à une situation où il y a un territoire où il n’y a pas de flics ? où il y a une consultation démocratique qui devrait aboutir à nous virer et puis ils le font pas ? D’abord, la première étape de ça, c’est un refus. C’est un refus individuel. C’est un paysan qui est chez lui. Il y a un type qui vient frapper à sa porte et qui lui dit mon coco ici on va construire un aéroport. Et il a plein de statistiques, plein d’arguments rationnels pour lui dire : ta forme de vie, là, elle nous intéresse pas, on la balaye. Et ce paysan, au lieu de rentrer dans le jeu, au lieu d’accepter de l’argent, de négocier à l’amiable, il refuse de signer. Il refuse le compromis. Ça, c’est le premier geste sur la zad de ce qui allait devenir ingouvernable. Ça a été le premier geste. À partir de là, les paysans, différents paysans qui refusaient ce projet gouvernemental – comme on peut refuser un projet de loi, dans d’autres moments –, ils s’organisent entre eux, et ça construit une lutte. C’est-à-dire : ils lient leurs refus individuels. C’est pas juste moi qui ne veux pas que l’aéroport ne se fasse pas dans ma ferme. Il y en a plusieurs qui sont concernés. Et ensuite, ils élargissent encore cette liaison. C’est-à-dire qu’ils lient ce refus de l’aéroport à d’autres refus. Parce qu’à ce moment-là, dans les années 70 – on est en 74, là – il y a notamment beaucoup de paysans qui sont impliqués dans un mouvement qui s’appelle les paysans-travailleurs, et qui sont dans une position, dans une optique révolutionnaire, et qui vont... qui participent aux grèves ouvrières, qui ont participé à mai 68, qui ont une pratique de lutte. Ce moment-là, qui construit une lutte, ça va être, lentement, un élargissement du refus, sans cesse. D’abord, les paysans du coin. Après, les paysans du comité de lutte, autour, à travers les paysans-travailleurs, et ça, ça va s’élargir encore. Il va y avoir la création de l’Acipa, plus tard, avec tous les citoyens, qui pour des raisons écologiques, ou pour plein d’autres raisons de refus, aussi, disent nous, on veut pas de cet aéroport. Et comme ça, on a un non qui grandit. Donc, cette lutte, là, avec son espèce de mélange, avec les recours juridiques, le fait que des paysans continuent à cultiver la terre, avec des campagnes d’information, mais aussi, déjà, des actions directes, parce que, dans les années 80 il y a eu des fermes occupées, en 74 il y a eu plusieurs fermes occupées, sur la zad, par des paysans-travailleurs, illégalement, contre le projet. Tout ça, cette lutte qui se construit, elle permet deux choses. Elle permet de ralentir le projet, de gagner du temps, et ce temps on le met au bénéfice de la construction d’une communauté de lutte. Ce temps, il nous laisse le temps d’essayer plein de choses, et de renforcer les liens. Cet élargissement du refus, ensuite, se poursuit. Il se poursuit pourquoi ? parce que, face à une lutte, il y a une montée en puissance du conflit. Il y a une radicalisation du conflit. Dès qu’il y a une lutte, forcément, l’État va durcir le ton – on refuse tous les recours juridiques, on adopte la déclaration d’utilité publique, on montre ouvertement qu’on va passer en force et qu’on n’est pas prêt à écouter quelque argument que ce soit des opposants, aussi rationnels qu’ils fussent. Et quand les gens viennent s’opposer physiquement au forage, il y a la répression, et on les met en taule, ou on les met en procès en tout cas. Donc, à partir de là, il y a un groupe d’habitants qui s’appellent les habitants qui résistent, qui vont écrire un appel à occupation. Et cet appel, il est important dans le moment qu’on raconte, parce que c’est le moment où ça va se lier encore plus à la question du territoire. C’est-à-dire que les habitants qui résistent, ils disent : les recours juridiques, tout ce qu’on fait, ça suffit pas ; un territoire vidé de ses habitants est facile à conquérir : on invite plein de gens, de partout, à venir habiter là, pour lutter et pour résister. Et donc, là, on se lie à plein d’autres refus, à des mouvements de jeunes, à des mouvements étudiants qui débarquent, à des écolos anglais qui vivent dans les arbres, à plein de choses. Ça, c’est la naissance du mouvement d’occupation. Ce mouvement d’occupation – plein de gens arrivent, et occupent illégalement –, ça accule l’État à un affrontement direct. Et c’est l’opération César. Je vais pas vous raconter l’opération César, sinon on en aura pour trente ans. Mais en tout cas, ce qui était important dans ce moment-là, c’est que la résistance multiforme qui s’est déployée, elle a permis de tenir le terrain. Et c’est là où on devient un mouvement. C’est-à-dire : ça prend une ampleur nationale. Et pourquoi est-ce que ça prend une ampleur nationale ? Ce n’est pas tant lié à la question de l’aéroport. C’est qu’à un moment, il y a une détermination qui s’affirme, et face à une espèce d’asymétrie du rapport de force – avec des flics surarmés et tout –, les gens tiennent bon, ils restent quand même, et ils se battent. Et ça, ça résonne partout ailleurs. Et à partir de ce moment-là, la zad, dans l’imaginaire des gens, c’est plus juste un aéroport, c’est la possibilité de ce refus, la possibilité de résister, et de gagner une lutte. Ça, c’est le premier dépassement qui est opéré au moment de l’opération César. Le deuxième, c’est une espèce de brèche territoriale. C’est-à-dire qu’après six mois d’occupation, il n’y a plus de flics. Non pas: il n’y a plus de check-point permanent, mais il n’y a plus de passages de flics. La zone elle est quelque part à nous. Et ce que les autres – le gouvernement – n’ont pas cessé de dire pendant l’expulsion : que c’était un kyste, une zone de non-droit... D’un coup, il lui laisse le champ libre. Donc, là-dedans, dans cette espèce de vacance du pouvoir, où la municipalité ne gère plus rien, où la chambre n’a pas prise sur quelle terre est distribuée à qui, eh bien là-dedans, s’engouffrent plein d’expériences politiques. Parce que, à partir du moment où sur un territoire le pouvoir est moins en prise – il n’y a pas les flics, il n’y a pas les administrations, il n’y a pas tout ça –, on est obligé d’essayer ensemble, de voir ce qui pourrait remplacer tout ça. Et ça, ça engendre un processus de reprise. On reprend les terres. On fait des cartes. On dit comment on reprend les terres. On les cultive. On reprend les terres qui sont au Conseil Général. On reprend en main la question de la production. On dit : tiens, avec ces terres-là, qu’est-ce qu’on peut produire et comment on peut le partager sans reproduire les mécanismes du système marchand. On se pose la question des communs. C’est quoi qui est commun sur notre territoire : les routes, les chemins, tout ce dont l’État s’occupe d’habitude. Tout ce dont l’État et le marché s’occupent d’habitude, d’un coup, on a la possibilité de s’en occuper ensemble à l’échelle d’un territoire. Tout ça, pour que ça puisse s’approfondir... ce qu’on est un certain nombre à appeler : le devenircommune de la zad... c’est-à-dire : le pouvoir, le gouvernement, c’est pas à l’assemblée nationale, c’est pas un palais qu’on prendrait d’assaut et d’un coup, du jour au lendemain, la question est réglée.. c’est : la manière de défaire, de destituer ça... c’est partout, localement, reprendre en main nos vies... ce devenir-commune de la zad... il pourra aller plus loin, ou s’affirmer plus, que s’il se lie à d’autres territoires et d’autres endroits, où cette manière d’être ensemble, et de se rendre ingouvernable, elle se répand. Et c’est aussi depuis la richesse des expériences de tous ces autres endroits, aussi bien à Nantes, qu’à l’international, qu’on pourra approfondir l’hypothèse de la commune sur la zad. Et la possibilité de défendre ce territoire, ingouvernable. Quel que soit le résultat des élections.

Début Mars est la revue d'un collectif sans nom pour un mois qui ne finit pas.
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Photos La rue ou rien