L'AUTRE QUOTIDIEN

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Nazis dans le rétro : épisode 1, Les boules de Berlin. Par Elise Thiébaut

On célébrait le 3 octobre la fête de l’unité allemande. Ce seul jour férié officiel de l’Allemagne, qui tient lieu de fête nationale, se déroule chaque année dans une ville différente. Cette année, c’est Mainz qui avait remporté le pompon. Mais c’est à Berlin que j’atterris en mission pour prendre le pouls d’une Allemagne hantée par le passé.

Tout commence dans la voiture que j'ai commandée pour me conduire à l’aéroport, après m’être ramassée dans la rue. Boiteuse et endolorie, je raconte ma vie au chauffeur, un homme d’une soixantaine d’années qui était routier avant sa reconversion dans le transport de tourisme. Il a un tempérament très parisien et s’engueule avec d’autres taxis sur le chemin, si bien que j’ai peur de rater mon avion. Pour apaiser mon angoisse, il me demande mon métier, et je m’emballe tout de suite en lui parlant des règles, du sang menstruel et de cellules souches, suscitant contre toute attente un réel enthousiasme. « Eh ben, si j’avais su que y avait tout ça derrière les ragnagnas, je m’y serais intéressé plus tôt ! », conclut-il d’un ton enjoué.  Comme il a l’air réceptif, je lui parle de mon feuilleton sur l’Internationale et il réagit au quart de tour : « A ça, l’Internationale, c’est français, 100 % français ! »

La passion qu’il met à affirmer ce détail me fait tiquer. Serais-je tombée sur un identitaire ? Je teste son seuil de résistance idéologique en lui expliquant le thème de mon prochain feuilleton, imaginé au lendemain des élections qui ont conduit 13,5 % des électeurs et électrices allemands à voter pour l’extrême droite : « L’Allemagne est-elle en train de redevenir nazie ? » Bingo : « Mais non, enfin, c’est des conneries ! Ça n’a rien à voir avec les fachos l’AfD, c’est juste des gens qui en ont marre des réfugiés. D’ailleurs les nazis ils n’avaient pas de problème avec les réfugiés. Vous savez pourquoi ? Parce qu’il n’y en avait pas à l’époque. Les nazis, ils voulaient s’en prendre aux riches et rendre le pouvoir au peuple. »

J’adorerais entrer dans un débat avec lui sur le caractère hautement redistributif du nazisme, dont Siemens, Thyssen et même Birkenstock rient encore, mais mon avion m’attend, et ma mission berlinoise est trop importante pour que je cède aux sirènes de la polémique, Victor. « T’avais qu’à pas prendre un Uber ! », me glisse le fantôme de mon père, qui n’a pas renoncé à me parler dans le creux de l’oreille pour me culpabiliser. Uber, c’est pas un mot allemand, ça ? J’aurais dû me méfier !

Ich bin ein Berliner

Me voilà donc deux heures plus tard dans la capitale allemande sous une pluie battante, cherchant mon chemin vers le quartier de Schöneberg, au sud de Berlin. Le métro annonce une terrible nouvelle : le trafic est interrompu sous la mairie de quartier, qui fut celle de Berlin Ouest, et je dois continuer à pied pour arriver à destination. C’est du rathaus Schöneberg que Kennedy lança à la foule le désormais célèbre « Ich bin ein Berliner » (Je suis un Berlinois) le 26 juin 1963 pour les quinze ans du blocus de Berlin, ce qui a un caractère un peu cocasse quand on sait que le berliner est en même temps le nom d’un beignet farci à la confiture de prune, appelé aussi « la boule de Berlin ». Le bâtiment est un chef d'oeuvre d'architecture. On peut y voir une exposition poignante, Wir waren Nachbarn (Nous étions voisins) qui restitue, une à une, la mémoire des victimes juives du nazisme à Berlin. Il est très difficile d'en ressortir sans se moucher – et pas parce qu'on est enrhumé.

Quoi qu'il en soit, pour le cas où les Allemand.es auraient oublié les horreurs du passé en célébrant leur réunification nationale, le Destin qui toujours tapi dans l’ombre attend le moment de vous achever a décidé de leur rafraîchir la mémoire.

Au cours d’un chantier, les ouvriers ont découvert le 2 octobre une ogive de 250 kg datant de la Seconde Guerre mondiale, et 10 000 personnes ont dû évacuer pour pouvoir désamorcer la bombe. Le métro passe l’info en boucle mais les Berlinois.es ne sont pas très impressionné.es. On trouve des bombes tout le temps dans leurs fondations et jusque-là iels ne s’en sont pas trop mal sorti.es (oui, je fais des essais d'écriture inclusive, habituez-vous).

C’est qu’entre 1940 et 1945, la capitale du Troisième Reich a subi pas moins de 343 raids aériens, de la part de la Royal Air Force britannique, de la US Army et, à partir de 1945, de l’Armée rouge.

Mais ce sont les Français qui, les premiers, se sont élancés dans le ciel berlinois (ben là non, l'écriture inclusive, parce qu'on est surtout sur des hommes chez les militaires). L’épisode est peu connu, mais il fait partie des récits héroïques. Le 7 juin 1940, suite aux bombardements allemands sur Paris, l’aéronautique française décidait en effet d’envoyer un seul avion, le Farman F223 Jules Verne, à Berlin.

On est alors en pleine « Bataille de France », celle qui va se terminer quelques jours plus tard par un exode, un armistice et l’arrivée au pouvoir de Pétain. Bien que ça sente déjà bien le sapin, des marins de l’aéronautique décident d’aller bombarder Berlin. Cela pourrait être une mission suicide, car la supériorité allemande est écrasante, et les forces françaises sont faibles. Mais les soldats français ne l’entendent pas de cette oreille. Pour partir à l’assaut de la capitale du Reich, il a fallu transformer un long-courrier conçu pour les vols transatlantiques en bombardier. Repeint en noir pour passer inaperçu, le Jules Verne est lesté de 2800 kilos de bombes, sans compter 14 000 litres de kérosène nécessaires pour accomplir le vol aller-retour sans escale et sans protection. Un simple éternuement risquait de tout faire sauter, mais les Français étaient tellement déterminés qu’ils ont rempli l’avion jusqu’à la gueule, avant d’écrire des petits mots d’amour comme « Merde à Hitler » sur les 8 ogives de 250 kg et les 80 de 10 kg accrochées à la carlingue.

Raid sur Berlin

Le pilote qui entreprend le voyage pour Berlin racontera plus tard qu’il a bien cru ne jamais pouvoir décoller. Pour ne pas être repéré, le raid solitaire a choisi de passer par le Danemark. Les Berlinois ne se doutent de rien. Ils sont tellement insouciants qu’ils n’ont pas de couvre-feu. Quand l’avion arrive et largue ses bombes sur les usines (choisies pour épargner les civils), l’armée allemande se fait prendre de cours. En quelques minutes, toutes les bombes sont larguées et le Jules Verne repart comme il est arrivé sans se faire rattraper par la patrouille, pour atterrir quelques heures plus tard à Orly. Il a même réussi à faire croire qu’il était plusieurs ! La légende prétend que Hitler, en apprenant la nouvelle, est entré dans une de ses rages légendaires.

Mais, alors que j’arrive enfin à destination sans avoir sauté sur une bombe, je tombe encore sur un chantier. L’amour de ma vie a en effet décidé, pour un motif qui m’échappe, de refaire intégralement sa salle de bain. Y trouverons-nous des nazis cachés dans la tuyauterie ? C’est ce que je vous raconterai lundi. Car mon enquête, qui entendait aller à la rencontre des Allemand.es tourmentés par la montée de l’extrême-droite, n’a cessé de buter sur des obstacles dont je peine à comprendre le sens. Après avoir affronté la tempête, l’invasion de courges et un nouvel échange d’espions sur le pont du même nom, je vous conterai bientôt une histoire d’amour postnazie, l’art japonais des latrines et bien d’autres choses encore qu’on ne trouve pas dans les journaux (ce qui est un scandale).

J'aurai aussi une pensée pour Anne Wiazemsky, disparue ce 5 octobre, qui était née le 14 mai 1947 à Berlin, alors que les bombes venaient juste d'arrêter de pleuvoir sur la capitale. Elle raconte l'histoire de ses parents dans "Mon enfant de Berlin", paru en 2009. Puisqu'on en est là, je ne résiste pas à une petite anecdote qui n'a rien à voir (quoique). En septembre dernier, alors que j'étais à Morges au festival "Le livre sur les Quais", je me suis retrouvée assise à côté d'une chaise vide. Sur la table se trouvaient des albums de bande dessinée et un livre de poche "Seul dans Berlin", de Hans Fallada, un chef d'oeuvre que je vous invite à découvrir si vous ne le connaissez pas. Une dame est venue me demander si l'auteur de l'ouvrage reviendrait prochainement pour le lui dédicacer, et je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire que j'en doutais fortement. Comme elle haussait les sourcils, scandalisée à la manière suisse, j'ai dû me justifier : "Hans Fallada est mort en 1947, et même s'il ressuscitait, ce qui serait en soi un événement, je pense que son premier réflexe ne serait pas forcément de venir dédicacer son livre à Morges." C'est alors que surgit, superbe et généreux, Vincent Perez, auteur des albums et d'une adaptation cinématographique de Seul dans Berlin. A mon nez et à ma barbe, il s'empare du livre et lance à la dame : "Alors, je vous le dédicace ?" Elle est ravie, énamourée, conquise. Et part en me jetant un regard noir. Je dois m'incliner devant elle pour m'avoir rappelé cette leçon : en matière d'histoire, il n'y a de vérité que relative, et le désir est plus fort que la mort. Bis bald !

Elise Thiébaut

Elise Thiébaut est née à Marseille à la veille des accords d’Evian. Après une enfance mouvementée, elle a dû gagner sa vie en exerçant différents métiers comme : plongeuse (dans un restaurant), recherchiste photo, journaliste, signaléticienne de musée, rédactrice d’histoires dans le métro, scénariste de spectacles pyrotechniques, directrice de la communication et professeure de communication visuelle. Elle a écrit des livres pour enfants et adolescents (chez Syros), et un recueil de nouvelles paru en l’an 2000 chez Quintette, « Le Guide pratique de l’apocalypse », ainsi que deux livres sur les feux d’artifices pour les éditions Actes Sud. En 2017, elle a publié « Ceci est mon sang, petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font » (Ed. La Découverte) en cours de traduction dans plusieurs pays.