L'Odyssée de travailleurs italiens envoyés sans le savoir dans un Mexique en pleine révolution, par Francesca Barca

Entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème (1876 – 1911), le Mexique a vu triompher le Président Porfirio Díaz et son modèle économique et politique : un régime économique profondément libéral, qui misait sur le développement rapide du pays en attirant d’importants capitaux étrangers. Cela n’allait naturellement pas sans engendrer d’énormes coûts pour les classes les moins aisées.

Ce fut une période d’investissements et de grands travaux, dont la construction de près de 19.000 km de voies ferrées. C’est ici que s’insère la présente histoire. Entre les immigrations européennes, les puissants investissements étrangers arrivant au Mexique et un développement rapide et souvent aveugle, aux dépens des travailleurs. Et, ici, des travailleurs immigrés.

Les premières grèves, dans ce Mexique libéral, auraient eu lieu en 1906 à Canaea (Sonora) : les mineurs de la "Cananea Consolidated Copper Company", propriété de l’Américain William C. Greene, se rebellèrent au sujet de leurs conditions de travail, discriminantes par rapport à celles de leurs collègues américains. Ils cessèrent de travailler et demandèrent un salaire minimum de 5 pesos par jour. La grève se conclut par l’arrivée de rangers du Texas, afin de réprimer les protestations, et par l’instauration de la loi martiale. 

La répression de la grève de  Río Blanco, par les troupes de Porfirio Diaz

La répression de la grève de  Río Blanco, par les troupes de Porfirio Diaz

L’année suivante, en 1907, à Veracruz, ce furent les ouvriers d’une usine de textile qui « croisèrent les bras ». L’événement, connu comme la « Huelga de Río Blanco », concernait, là encore, des revendications pour de meilleures conditions de travail: les journée de travail pouvaient atteindre le 15 heures par jours en condition très proches à celles de leur collègues européens dans la moitié du 19éme siècle. L’intervention du Président Diaz entraîna la restauration des conditions précédant la grève, dont l’interdiction des rassemblements et la limitation de la liberté de la presse (les grévistes avaient leur propre journal, le  “Revolución Social”). Le 7 janvier, un millier d’ouvriers reprirent les protestations et l’intervention de l’armée fit entre 400 et 800 morts.

Ces deux épisodes sont considérés comme les événements déclenchant de la Révolution mexicaine de 1910 et comme les premières grèves du Mexique indépendant.

Il y a cependant, avant ces deux mobilisations, une autre histoire, qui n’est presque jamais racontée parce qu’elle n’a en fait pas grand-chose de « mexicain ». Une petite histoire sans dimension nationale, qui a non seulement été, de fait, la première grève du XXème siècle du pays, mais qui fut en outre organisée à l’époque du triomphe néo-libéral et positiviste du Porfiriat.

En protagonistes, ignorants bien que parfaitement conscients, un groupe d’ouvriers italiens. Des gens qui n’auraient pas souhaité se trouver là mais devaient pourtant y rester, qui avaient trouvé du travail au mauvais endroit, pour un salaire plus bas que celui prévu.

Nous sommes à Veracruz, capitale de l’état homonyme et plus important port commercial du Mexique. La ville fait face à l’océan Pacifique et se trouve à 400 kilomètres de Mexico. Nous sommes au début du XXème siècle, à une époque où, depuis quelques années, arrivent des embarcations venues d’Europe, chargées d’immigrants et de colons. Ce sont des travailleurs, presque toujours agricoles, recrutés par le gouvernement mexicain pour aider au développement économique du pays : il y a en effet de larges terres non cultivées pour lesquelles il faut de la main-d’œuvre, mais surtout un travail spécialisé qui puisse améliorer la productivité du pays. Parmi ces immigrés, environ 3000 Italiens, surtout originaires d’Italie du Nord et du Tirole (à la demande spécifique du gouvernement), qui s’installent au Mexique pour travailler la terre. La majorité d’entre eux sont des familles fuyant les inondations du Polesine.

Le 27 avril 1900, arrive à Veracruz le « Centre Mercantile » (également appelé « Centre Amérique »). A son bord, 525 passagers, 525 travailleurs italiens. 500 autres arriveront, à bord du San Gottardo, le 20 mai.

Il n’y aurait là rien d’étonnant pour l’époque, si ce n’est que ces hommes ne sont ni immigrés, ni colons. Ce sont des travailleurs recrutés pour la construction de la voie ferrée de Motzorongo, une petite ville à 40 kilomètres de Veracruz.

Motzorongo aujourd'hui

Motzorongo aujourd'hui

Cette voie ferrée se trouvait dans le domaine privé de Carlos Pacheco Villalobos, militaire, Gouverneur de différents Etats mexicains et“Secretario de Fomento” (une sorte de Ministère de l’économie) sous la présidence de Manuel del Refugio Gonzàles Flores (1880 - 1884). Son ministère est resté dans les mémoires en tant que « Fomento es Pacheco » parce qu’il a été marqué par des années de grands investissements et développement ferroviaires, agricoles et industriels, de façon générale.

En septembre 1889, Pacheco avait signé le « Projet de la Colonie Agricole et Industrielle », qui devait permettre l’implantation du « Chemin de fer agricole de Cordoba », une voie ferrée reliant Motzorongo à Tuxtepec, en passant par Cordoba, dans l’intérieur des terres. Carlos Pacheco mourut en 1981 et avec lui disparut le projet. A sa mort, ses héritiers vendirent le projet et les concessions au gouvernement, afin d’éponger les dettes laissées (on raconte que Pacheco avait un faible pour les jeux de hasard). Le gouvernement décida d’étendre le parcours jusqu’à Tehuantepec, dans l’Etat d’Oaxaca, dans le sud-est du pays. 

C’est ici qu’arrivèrent les Italiens. Ils furent recrutés en Italie pour travailler pour une société de construction américaine, la "Burnham, Parry, Williams & Co", qui avaient remporté l’appel d’offre pour la construction de la voie ferrée de Motzorongo.

Ils devaient, au départ, travailler en France pour la même entreprise. Ce fut là le premier piège, au point que certains, à leur arrivée au Mexique, pensaient qu’ils étaient dans une colonie française. Le deuxième motif de mécontentement fut le salaire : alors qu’ils étaient déjà en route pour le Mexique, ils apprirent que leur paye, initialement prévue à 3,50 francs par jour, ne serait que de 3 francs. Le troisième motif de désappointement fut Motzorongo : à peine débarqués, ils y furent transférés sous la menace d’être renvoyés en Italie à leur frais s’ils refusaient d’y aller.

Motzorongo n’offrait pas de logements où les héberger. Ils durent dormir dehors, exposés à la chaleur étouffante des journées, au froid des nuits. Et aux insectes du Mexique.

Après une semaine passée dans ces conditions, ils décidèrent de se mettre en grève. Leurs bras croisés n’avaient qu’un seul objectif : le retour en Italie. Les premières manifestations se tinrent à Motzorongo même, par où l’on disait que le Président Diaz transitait souvent, pour affaires. Après deux semaines, à court d’argent, certains commencèrent à vendre le peu d’affaires qu’ils avaient et partirent pour Córdoba. Sachant qu’une autre embarcation de collègues devait arriver à Veracruz, ils décidèrent ensuite de rejoindre la ville. Mais ils durent s’y rendre à pied : près de 240 kilomètres.

Nous voilà ainsi le 20 mai, quand débarquèrent à Veracruz, du San Gottardo, environ 500 autres ouvriers, embauchés dans les mêmes conditions. La grève avait alors déjà commencé.

Les grévistes espéraient pouvoir rentrer en Italie à bord du San Gottardo. Le gouvernement mexicain tenta d’intercepter le second groupe afin qu’il ne rencontre pas le premier. A l’encontre du bon sens, ce fut le Mexique qui décida de faire rester ces Italiens. Le 7 mai, le jefe politico (« chef politique ») d’Orizaba envoya un télégramme au Gouverneur Don Teodoro, à Dehesa, dans lequel il ne demandait pas l’expulsion de ces travailleurs, mais, au contraire, leur maintien dans le pays, sous prétexte qu’ils pouvaient être « utiles à l’Etat ».

Que fit l’Italie ? Umberto Ier, informé des faits, refusa aux travailleurs tout financement du voyage retour.

Les grévistes occupaient la Place aux Armes du port de Veracruz. Leurs leaders furent incarcérés, tout à fait dans l’esprit de l’époque. Ils étaient quatre, considérés comme des « agitateurs socialistes ». Paradoxalement, ils furent les seuls à obtenir ce qu’ils souhaitaient : leur retour en Italie.

Qu’advint-il des autres ? On ne sait pas. Peut-être certains réussirent-ils à rentrer en Italie, d’autres peut-être traversèrent la frontière pour arriver aux Etats-Unis. Beaucoup, par choix ou par hasard, restèrent au Mexique : aujourd’hui assurément, certains des descendants de ces travailleurs vivent entre Córdoba et Orizaba, dans l’Etat de Veracruz. 

Francesca Barca, le 27 février 2017
Traduction, Delphine Barca

Sources :

De los italianos en México. Desde los “conquistadores” hasta los socios de la Cooperativa de Emigración Agrícola San Cristóforo (1924)

Braceros italianos para México (La historia olvidada de la huelga de 1900), Universidad Veracruzana, Xalapa, Ver.,1986, 93 pp. di di José Benigno Zilli Manica

Photo : ouvriers mexicains au travail, extraite de l’exposition "Obreros del vapor", qui s’est tenue il y a quelques années au Musée des Chemins de fer.