La lumière sur les docks (d’autres horizons), par Arnaud Maïsetti


Soit la phrase : « L’aurore ose quand elle se lève. »

Soit cette lumière du soir en sortant du théâtre de la Joliette il y a deux jours à l’endroit précis où elle touche le sol (je suis là), à l’endroit même où étaient les anciens docks (on les a démolis pour bâtir un centre commercial), la mer vient battre et je la regarde.

Soit la suite de la phrase : « Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait ».

Soit la phrase en moi qui revient les jours suivants, étonner la catastrophe – et comme elle résonne ce midi tandis que sonne lentement le glas à l’église toute proche, et qu’il fait si beau.

Soit la voix de l’homme à la radio qui vient de dire : « Nouvelle tragédie en Méditerranée : une centaine de morts en mer » – ce chiffre incertain qui dit tout de la désinvolture et rien de la tragédie : mais sans doute la tragédie est là, dans la désinvolture à compter l’imprécision des chiffres et s’en croire préserver. 

Soit la suite de la phrase : « tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise ».

Soit le malstrom d’émotions et de signes qui ne convergent que vers la catastrophe – et qui pourtant nous tient encore debout, seul comme de la lumière tombée au pied des docks où jadis on déchargeait l’Afrique entière.

Soit Joseph Conrad ici même qui prit le bateau pour le monde – et qui ne savait pas encore qu’il aurait le mal de mer pendant vingt ans : et cette image se mêle à tout le reste comme le chiffre secret de notre appartenance au passé.

Soit d’autres images encore qui forment une matière de vie en suspens : on voudrait retenir seulement les grandes masses en mouvements dans les profondeurs, et on n’écume que la surface : à cette surface même pourtant on prend l’air qu’il faut pour aller loin en nous, et lancer les bras sur la mer pour s’approcher des rivages et des horizons qu’on repousse à mesure qu’on avance vers eux.

Soit d’autres images encore et d’autres lumières qui seraient capables de nommer ce présent impossible et finiraient par fabriquer une semaine entière : mais il faudrait pour cela raconter la lumière qu’il faisait quand la lumière tombait chaque soir.

Soit finalement la fin de la phrase de ces Misérables qui sont nos frères d’armes des siècles passés et à venir : « Le même éclair formidable va de la torche de Prométhée au brûle-gueule de Cambronne ».

Soit le mot de Cambronne jeté aux soldats comme on le jetterait à cette vie pour pouvoir lui survivre : et cette ultime pensée alors : que le geste le plus fou et le plus sauvage qu’on pourrait faire ici-bas pour insulter l’ordre réel des choses serait de donner naissance à un enfant qui recouvrirait tout de ses cris dans lesquels on puiserait peut-être la beauté du monde.

Arnaud MAÏSETTI