L'AUTRE QUOTIDIEN

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#TouchePasAMonHeetch, la communication cynique d'une entreprise überisée, par la revue Frustration

Les dirigeants d'Heetch comparaissent ce vendredi devant le tribunal correctionnel de Paris. Ils sont poursuivis pour «complicité d'exercice illégal de la profession de taxi» et «organisation illégale d'un système de mise en relation de clients avec des personnes qui se livrent au transport routier de personnes à titre onéreux». Ils risquent jusqu'à deux ans d'emprisonnement et 300.000 euros d'amende. Nous partageons un article à ce propos de nos amis de la revue Frustration. 

Quand une entreprise de l’ubérisation récupère les codes de la rébellion et instrumentalise la jeunesse populaire pour sauver ses profits

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Nous faisons sans doute partie de la cible publicitaire définie par l’entreprise Heetch auprès de Facebook, Google et autres géants du web qui vendent à des entreprises les services de leur algorithme pour toucher une population spécifique. Grâce à ces techniques, l’entreprise Heetch envoie aux jeunes adultes urbains  que nous sommes une vidéo accompagnée du message suivant « Notre procès a lieu le 8 décembre et rien n’est plus fort que vos mots pour nous défendre. Faites entendre votre voix ! #TouchePasAMonHeetch ». La vidéo met en scène des jeunes de toute condition sociale et de toute couleur de peau, tous séduisants et avenants, en train de décrire les services que Heetch leur rend, notamment les ramener en banlieue lorsqu’ils font la fête en ville (Les images qu’on nous montre pourraient être celles d’une grande ville comme Paris ou Lyon). Leur voix est pleine d’empathie pour la plate-forme de chauffeurs privés, et leur ton est dur à l’égard de ceux qui s’en prennent à elle : les taxis – « un seul sur quatre accepte de me ramener en banlieue » et les pouvoirs publics – « Si l’État a un problème avec Heetch, j’suis en état de dire que j’ai un problème avec lui ». Une jeune femme va jusqu’à dire, d’un ton décidé « Heetch est un service d’intérêt public, je descendrai dans la rue s’il le faut ! ». La vidéo se termine sur le hashtag « #TouchePasAMonHeetch », directement inspiré du célèbre slogan du mouvement anti-raciste des années 1980 « Touche pas à mon pote ».

Quand la vidéo se termine, on a plus le sentiment d’avoir regardé un clip militant d’un genre courant dans la période de défiance à l’égard des élites politiques où nous sommes plutôt qu’une très grosse campagne de publicité déployée par une entreprise privée qui souhaite influencer la justice.

Et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit : Heetch est une entreprise spécialisée dans la mise en relation entre clients et chauffeurs non-professionnels, des particuliers qui, de 20h à 6h du matin, peuvent arrondir leurs fins de mois en conduisant de nuit pour ramener des fêtards chez eux. En juin dernier, les deux dirigeants de l’entreprise, Mathieu Jacob et Teddy Pellerin, comparaissaient devant le tribunal correctionnel de Paris pour « complicité d’exercice illégal de la profession de taxi, de pratique commerciale trompeuse et d’organisation illégale d’un système de mise en relation de clients avec des chauffeurs non-professionnels ». Pour résumer, l’entreprise est accusée de la même pratique qu’Uber lorsque cette dernière avait mis en place sa branche Uber Pop : faire travailler des non-professionnels, sans aucune garantie pas même celles – déjà très réduites – des chauffeurs VTC, et faire passer cela pour une « économie du partage » de type covoiturage où on assisterait à une forme de « partage de frais » entre particuliers. Les deux fondateurs arguent du fait que les revenus de leurs chauffeurs sont limités à 6000€ par an, et qu’ils ne constituent donc pas une forme de concurrence déloyale envers les taxis et chauffeurs VTC. Mais dans la pratique, il semblerait qu’il soit tout à fait possible pour ses utilisateurs de dégager de vrais revenus mensuels, comme le montrait un reportage du 20h de France 2 le 3 février 2016. On y entendait par exemple un chauffeur (censé simplement « partager ses frais » avec ses passagers selon l’entreprise Heetch), expliquer en caméra cachée : « Si tu veux gagner 4 000 euros par mois, tu peux le faire. Les plus malins font plusieurs comptes ».

Il se pourrait donc bien que Heetch soit tout sauf une entreprise de partage, et il y a des éléments probants pour montrer que ses dirigeants ont mis en place une activité commerciale cachée de plate-forme de VTC en ayant les contraintes d’une plate-forme de type « BlaBlaCar ». Forcément, cela changerait tout, et il est logique que la justice s’en empare et que le cas soit discuté. Sauf qu’en raison du trop grand nombre de taxis se portant partie civile (car s’estimant lésés par les tarifs forcément beaucoup plus bas pratiqués par les chauffeurs Heetch), le procès a été repoussé en décembre, laissant plus de temps à l’entreprise pour préparer sa défense.

D’ordinaire, une entreprise privée en bonne santé financière, comme l’est Heetch, compte d’abord sur de bons avocats. Mais Heetch mise aussi sur une autre stratégie pour obtenir gain de cause : se déclarer grande cause nationale auprès des jeunes et mettre en scène leur colère d’usagers contre les blocages incarnés par la justice et les taxis, de façon à influencer le verdict.

C’est ainsi que l’entreprise multiplie les clips du même acabit que celui que nous avons décrit, jouant sur tous les registres pour défendre sa « cause » : opposer les jeunes aux vieux (le premier clip ayant « buzzé » compilait des images d’articles de politiques durant leur jeunesse), mettre en avant l’intégration des jeunes de banlieue permise par l’entreprise, insister sur le caractère novateur et progressiste de la plate-forme. Ces vidéos sont réalisées de telle manière qu’on oublie complètement que « Heetch » est une entreprise privée qui existe donc d’abord pour réaliser des profits. Les personnages des clips semblent parler d’un ami ou d’un service public d’un nouveau genre, qui n’existerait que pour les services qu’il rend. En définitive, ces campagnes publicitaires réussissent à faire de Heetch une entité sympathique et désintéressée et surtout une victime qu’il conviendrait de protéger.

Il est vrai qu’on vit dans une époque où chaque groupe de pression cherche à se faire passer pour une victime de discrimination, même quand il se situe dans les couches supérieures : au début du quinquennat de Hollande nous avions eu droit aux mouvements de « pigeons », des dirigeants d’entreprise s’estimant lésés par une taxation sur le capital, tandis qu’on entend régulièrement parler de la « haine des riches » ou de la « défiance envers les entrepreneurs » qui accableraient nos concitoyens les plus fortunés. Mêmes les militants religieux de la Manif pour Tous, capables de paralyser de peur le gouvernement dès que celui-ci envisage des projets aussi minimes que d’apprendre aux enfants que les filles et les garçons ne sont pas si différents, parlent régulièrement de la « cathophobie » qui stigmatiserait les paroissiens. Si se victimiser est devenu une pratique de com’ récurrente en politique, il semblerait que Heetch s’y engouffre côté entreprises privées.

Notons qu’il faut tout de même être sacrément cynique pour récupérer sans sourciller un slogan phare de la lutte pour les populations discriminées en raison de leur origine quand on est une start up à succès, encensée par les politiques et soutenue par Xavier Niel, le patron de Free, un homme qui possède à lui seul une bonne partie de la presse française (la société « Le Monde Libre » comprenant Le MondeL’Obs, Rue 89, Télérama, Huffington Post, etc.).

Quand on voit ce que cette entreprise est capable de faire pour sauver sa peau, on se dit qu’une telle dose de cynisme a pu aussi servir à détourner l’économie du partage pour orchestrer un dumping social et une concurrence déloyale sans précédent dans le marché du transport individuel, à côté de laquelle les VTC ne sont qu’un moindre mal. Mais ça, ce sera la justice qui le tranchera, les 8 et 9 décembre.

Frustration, le 7 décembre 2016

Photo AFP


Quelques mots sur la revue Frustration

Bénévoles, nous ne sommes pas des militants politiques, pas des journalistes, pas des intellectuels, experts de rien du tout. Nous sommes cinq citoyens que rien ne prédestinait à parler de politique. Nous avons fait l’expérience de l’injustice comme beaucoup, progressivement, lors de notre entrée sur le marché du travail, en marchant dans la rue, en regardant les infos… Nous avons eu envie de faire Frustration pour que ceux qui partagent ce sentiment – la frustration de vivre dans une société qui promet la prospérité alors qu’elle creuse les inégalités, qui exalte l’égalité alors qu’elle favorise ceux qui ont déjà tout, qui prône le « vivre-ensemble » alors que ses dirigeants et ses journalistes ont fait du fait divers et du mépris des pauvres leur thème favori – puissent y voir leurs doutes étayés par nos recherches, leurs malaises exprimés dans nos lignes. Mais surtout pour qu’ils se sentent légitimes à trouver les choses injustes sans avoir besoin de se reposer sur un dogme, une tradition politique ou philosophique ou encore une doctrine économique. C’est pourquoi vous ne trouverez pas dans Frustration des citations d’un « texte fondateur » ou un verset d’une Bible quelconque. Nous sommes devenus hostiles au capitalisme, mais aussi à tous ceux qui culpabilisent les gens, leur donnent des leçons ou leur mentent. C’est dire que les élites politiques, médiatiques et intellectuelles nous agacent particulièrement.

Frustration est une revue papier de 48 pages, qui coûte 4€70. Vous pouvez la trouver près de chez vous en librairie, ou bien lacommander par internet, ou encore acheter la version électronique via le kiosque numérique Scopalto. Vous pouvez aussi vous abonner, pour recevoir les numéros chez vous et nous soutenir.

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