L'AUTRE QUOTIDIEN

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Amérique latine : la haine de la droite pour la démocratie

Une bande de « vauriens », tel que les décrit la chanson incisive et prémonitoire de Chico Buarque – « vaurien officiel, de vaurien candidat à vaurien fédéral, vaurien sous contrat, avec une cravate et un capital » – vient de parachever, depuis sa tanière située au Palais législatif, un coup d’État (qualifié à tort de « soft») contre la présidente légitime et légale du Brésil, Dilma Rousseff, qui a porté sans élections la droite au pouvoir. Elle vient désormais d'empêcher la participation de Lula, le candidat en tête de tous les sondages, aux prochaines élections. La gauche brésilienne est donc décapitée "en toute légalité". Et ce après que des généraux aient averti la Cour Suprême (sans être immédiatement limogés, et inculpés de sédition, comme ce serait le cas dans tout pays qui respecte sa démocratie) qu'une "intervention militaire" - autrement dit coup d'état - pourrait avoir lieu si Lula avait la possibilité d'être élu. On touche le fond. D'où l'interrogation que porte cet article : la droite en Amérique du sud n'a-t-elle pas toujours eu en haine la démocratie, et le risque qu'elle comporte de voir les pauvres prendre du pouvoir ?

Le trio de la réaction - juges, parlementaires et médias -, tous corrompus jusqu’à la moelle, a déclenché un processus pseudo-légal et clairement illégitime par lequel la démocratie brésilienne, avec ses défauts, comme toute démocratie, a été remplacée par une grossière ploutocratie. Celle-ci n’est animée que par une seule proposition qui est de renverser le processus amorcé en 2002 par l’élection à la présidence de Luiz Inacio « Lula » da Silva.

Le mot d’ordre est de retourner à la normalité au Brésil et de remettre chacun à sa place : « le petit peuple » acceptant sans rien dire d'être réprimé et exclu , et les riches profitant de leurs richesses et de leurs privilèges sans avoir à craindre les débordements « populistes » depuis le Palais du Planalto. Il est évident que cette conspiration a pu compter sur le soutien de Washington, qui espionnait depuis des années, avec des intentions perverses, la correspondance électronique de Dilma et de plusieurs fonctionnaires d’État, en plus de l’affaire Petrobras. Mais ce n’est pas tout : ce triste épisode brésilien est un chapitre de plus dans la contre-offensive permanente des USA pour enrayer les processus de gauche et progressistes qui ont caractérisé certains pays de la région depuis la fin du siècle dernier. Au triomphe inattendu de la droite en Argentine s’ajoutent aujourd’hui la claque infligée à la démocratie au Brésil et la disparition de toute alternative politique au Pérou, où les électeurs ont dû choisir entre deux versions différentes de la droite radicale.

Le coup d'état militaire de 1964 a ouvert la voie à 21 ans de dictature militaire au Brésil. Une grande partie de la droite brésilienne regrette cette période de répression féroce des idées de gauche dans le pays. Certains plus ouvertement que d'autres.

Il faut d’ailleurs rappeler que le capitalisme n’a jamais été intéressé par la démocratie : l’un de ses principaux théoriciens, Friedrich von Hayek, disait qu’elle était un simple « moyen », acceptable dans la mesure où elle n’interfère pas avec le « marché libre » qu’il considère comme une nécessité non-négociable du système. C’est pour cela qu’il était (et est toujours) naïf d’espérer une « opposition loyale » des capitalistes et de leurs porte-paroles politiques ou intellectuels contre un gouvernement aussi modéré que celui de Dilma. On tirera beaucoup de leçons de la tragédie brésilienne, elles devront être apprises et enregistrées au fur et à mesure dans nos pays. Je vais en citer quelques-unes seulement.

Premièrement, toute concession à la droite de la part d’un gouvernement de gauche ou progressiste ne sert qu’à précipiter sa ruine. Et le PT [Parti des Travailleurs, NdT], déjà depuis le gouvernement de Lula , n’a cessé de tomber dans ce piège, favorisant de manière inconsidérée le capital financier, certains secteurs industriels,  l’agrobusinesset les médias les plus réactionnaires.

Deuxièmement, il ne faut pas oublier que le processus politique ne vit pas uniquement à travers les canaux institutionnels de l’État mais qu’il existe aussi à travers « la rue » et le turbulent monde de la plèbe. Et le PT, dès les premières années de son mandat a déçu ses militants et ses sympathisants en les réduisant à une simple et inoffensive condition de base électorale. Lorsque la droite s’est ruée à l’assaut du pouvoir et que Dilma s’est penchée au balcon du Palais du Panalto dans l’espoir de voir une foule prête à la soutenir, c’est à peine si elle a pu apercevoir une petite poignée de militants découragés, incapables de résister à la violente offensive « institutionnelle » de la droite.

Troisièmement, les forces de gauche et progressistes ne peuvent pas une nouvelle fois commettre l’erreur d’abattre toutes leurs cartes uniquement dans le cadre du jeu démocratique. Il ne faut pas oublier que pour la droite la démocratie n’est qu’une option tactique dont elle peut facilement se départir. En cela, les forces des mutations et des transformations sociales, sans parler des franges radicalement réformistes et révolutionnaires, doivent toujours avoir avoir un « plan B » pour faire face aux manœuvres de la bourgeoisie et de l’impérialisme qui manipulent l’institutionnalité et les normes de l’État capitaliste à leur guise. Et cela suppose une organisation, une mobilisation et une éducation politiques de la classe populaire, vaste et hétérogène, chose que n’a pas fait le PT.

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En conclusion, lorsque l’on évoque la crise de la démocratie, qui est une évidence au vu des récents événements, il faut désigner les responsables de cette crise. On accuse toujours la gauche, au moyen d’arguments fallacieux, de ne pas croire en la démocratie. L’histoire nous prouve qu’au contraire, c’est la droite qui dans le monde s’est rendue coupable d’une série de froids assassinats de la démocratie. Et elle utilisera tous les moyens à sa disposition pour s’opposer à tout projet visant à créer une bonne société sans avoir peur de détruire un régime démocratique si nécessaire. Pour ceux qui en douteraient, on pourra citer quelques cas récents comme ceux du Honduras, du Paraguay, du Brésil et, en Europe, de la Grèce. Qui a tué la démocratie dans ces pays ? Qui souhaite la tuer au Venezuela, en Bolivie et en Équateur ? Qui l’a tuée au Chili en 1973 ? en Indonésie en 1965 ? au Congo belge en 1961 ? en Iran en 1953 ? et au Guatemala en 1954 ?  La liste serait interminable.

Atilio A. Boron
traduction Investig'action
En (c)ouverture, photo Naiara Pontes / Mídia NINJA


Argentin, docteur en philosophie de l’Université Harvard, professeur de théorie politique à l’Université de Buenos Aires, chercheur au CONICET (Conseil national de la recherche scientifique et technique) et secrétaire exécutif du Conseil latino-américain des sciences sociales  (CLACSO). Il est aussi membre du Conseil international du Forum social mondial de Porto Alegre. Écrit des chroniques dans le quotidien Página/12.