A qui perd gagne, la guerre asymétrique 

La supériorité militaire et technologique ne dissuade plus, mais contraint à l’emploi de méthodes nouvelles. Issue de la logique capacitaire de la guerre froide et basée sur « l’équilibre de la terreur », cette supériorité supposée des grandes puissances, vaincues l'une au Vietnam, l'autre en Afghanistan, n’est plus capable d’impressionner comme avant. 

 

Publié en 2003 dans la collection « L’art de la guerre » des éditions du Rocher, qui propose souvent quelques véritables trésors, cet essai du Suisse Jacques Baud, avant tout spécialiste de l’histoire des services de renseignement (et en particulier de ceux de l’ex-bloc de l’Est), a certes un peu vieilli, mais demeure fort intéressant, malgré un certain nombre d’erreurs et de raccourcis, le plus souvent mineurs.

Proposé comme une tentative relativement posée de mise en perspective au milieu de la déferlante conceptuelle et pseudo-conceptuelle ayant suivi le 11 septembre 2001, « La guerre asymétrique » tente de partager certaines spécificités de ces guerres « du faible au fort », en se focalisant sur les aspects historiques des guérillas et sur les différences observables entre divers types de terrorisme, et les conséquences que cela entraîne, notamment en termes de défense et de riposte de la part du «fort». L’actualité récente montre hélas que la clarté ne s’est toujours pas faite, dans ces domaines, dans l’esprit de la majorité des dirigeants occidentaux, qui persistent le plus souvent à confondre cause et effet, réactions émotionnelles et communicationnelles, sans doute nécessaires, et travail stratégique, toujours repoussé ou cédé aux urgences et obsessions de factions diverses.

La supériorité militaire et technologique ne dissuade plus, mais contraint à l’emploi de méthodes nouvelles. Non seulement cette supériorité, issue de la logique capacitaire de la guerre froide et basée sur « l’équilibre de la terreur », n’est plus capable d’impressionner, mais elle est devenue symbole d’arrogance et alimente les ressentiments contre l’Occident. Parallèlement – ou asymétriquement devrait-on dire – ce réflexe de supériorité tend à enfermer l’Occident dans une vision technologique, propre et impersonnelle de la guerre. cette supériorité alimente un ethnocentrisme exacerbé qui estompe les réalités des autres civilisations. Ce syndrome n’est d’ailleurs pas une spécificité militaire, mais peut être constaté dans toute la société occidentale, y compris (peut-être même : et surtout) à travers nos efforts à vouloir faire fonctionner des sociétés éloignées selon des principes occidentaux.

Jacques Baud commence son ouvrage, peut-être inévitablement, par une leçon de mondialisation acceptant sans doute un peu trop comme une donnée objective le « monde plat» de Thomas L. Friedman, et par un rappel néanmoins utile des principes stratégiques de Clausewitz, adaptés à leur tour à un contexte contemporain, plus particulièrement en ce qui concerne l’extension du domaine de la lutte à des espaces aux caractéristiques propres et relativement nouvelles (à l’échelle de quelques dizaines d’années, en tout cas) : aux espaces géographique et aérien s’ajoutent depuis longtemps un espace humain (connu, mais toujours mal appréhendé), un éther et un cyberespace qui focalisent sans doute une part disproportionnée de l’attention actuelle, et une infosphère dont la maîtrise ne saurait se limiter à la vieille « action psychologique » ou au plus récent « storytelling ». Cette tentative de dégager les « nouveaux paradigmes » au sein desquels prennent place les conflits asymétriques d’aujourd’hui n’est sans doute pas parfaitement convaincante, mais elle a en tout cas le mérite de rappeler que beaucoup de « recettes » stratégiques, politiques et militaires perpétuellement annoncées ces dernières années sont encore et toujours partielles et parcellaires, voire partiales.

Fallouja le 3 janvier

Fallouja le 3 janvier

Guerre du faible contre le fort, la guerre asymétrique est souvent une confrontation entre des systèmes politiques, sociaux, culturels, organisationnels obéissant à des logiques différentes. Les stratégies asymétriques apportent une dimension nouvelle dans l’art de la guerre. Alors que dans les conflits symétriques, la victoire se construit de manière quasi linéaire sur ses propres succès tactiques, dans les conflits asymétriques, le succès stratégique se construit sur les succès tactiques de l’adversaire.

Après avoir rappelé les notions de centre de gravité, de point décisif et de points névralgiques, et même de ligne stratégique, certes banales pour les stratèges et historiens militaires de métier, mais souvent noyées dans une joyeuse confusion ailleurs, et l’avoir fait d’une manière à la fois pédagogique et relativement éclairée, Jacques Baud, par souci d’exhaustivité sans doute, passe en revue les « moyens » du terrorisme, pour rapidement montrer le peu de pertinence de cette approche analytique qui n’en est guère une – même si cela lui permet de signaler une exception toujours aussi intéressante et toujours aussi peu conceptualisée de nos jours, celle de l’EZLN zapatiste, ayant brillamment mené un combat dans l’infosphère plutôt que sur le terrain de la violence militaire. C’est dans son chapitre III (« Nature de l’asymétrie ») que l’auteur réussit le mieux, en puisant dans des exemples nombreux, issus aussi bien des années 60-70 que de la période plus récente, à dégager les spécificités auxquelles les responsables occidentaux persistent à demeurer le plus imperméables.

Oklahoma-attentat

Oklahoma-attentat

Un facteur particulier intervient cependant, qui tend à encourager un terrorisme violent et spectaculaire. Il s’agit de l’escalade – pour ne pas dire la concurrence – nécessaire pour obtenir une place dans les médias. La banalisation de la violence et des catastrophes pousse les terroristes à rechercher des effets spectaculaires. Ainsi, Timothy McVeigh, l’un des auteurs de l’attentat d’Oklahoma City devait déclarer : « Nous avions besoin d’un nombre de cadavres pour faire passer notre idée. » Il est difficile d’évaluer l’importance de ce phénomène dans la préparation de l’action terroriste, mais il est un facteur qui pousse à maximiser l’impact médiatique de l’action terroriste. (…)

L’asymétrie utilise une logique qui résulte d’une analyse systémique du conflit et de l’adversaire, des mécanismes décisionnels et de la relation entre les décideurs et la société dans son ensemble. Ses effets se mesurent davantage sur les processus de décision que sur les forces engagées physiquement. Ici, la société occidentale, avec sa lecture souvent superficielle des conflits, est particulièrement vulnérable à une approche systémique de la guerre.

Première Intifada (1987-1991)

Première Intifada (1987-1991)

L’inventaire mené au chapitre IV (« Formes de l’asymétrie ») est remarquable, même s’il reflète largement les spécialités et les idiosyncrasies de l’auteur : très pertinent pour les mouvements indépendantistes, affûté pour les groupes européens des années 70 et les Palestiniens de la même époque, pour lesquels il est particulièrement à l’aise en ce qui concerne sa spécialité historique (le rôle des services de renseignement des pays de l’Est), il concède davantage d’erreurs ou d’approximations en ce qui concerne sa perception des mouvements islamistes fondamentalistes (dont il rend bien compte de la logique et des méthodes, un peu moins bien du soubassement idéologique). Il y expose aussi très clairement les limites d’un antiterrorisme (lutte contre les effets) trop rarement accompagné d’un contre-terrorisme (lutte contre les causes), et ce pour l’ensemble ou presque des opérations occidentales dans le domaine en pointant même assez habilement les effets amplificateurs de certains types d’antiterrorisme ayant mal apprécié la forme d’asymétrie à laquelle ils font face (son analyse de la stratégie israélienne dans ce domaine résonne hélas particulièrement juste).

Ainsi, contrairement aux apparences, les stratégies asymétriques n’ont pas pour objectif de maximiser la violence, mais d’infliger une douleur « juste suffisante » pour provoquer une « sur-réaction », en jouant sur l’image et l’impact émotionnel. Le combat peut alors être porté sur un autre terrain que celui où se déroule l’action.

Le cinquième et dernier chapitre (« La réponse ») propose un constat plutôt rude, que les faits n’ont hélas que fort peu démenti presque douze ans après cette publication : majoritairement, les stratégies occidentales face aux guerres asymétriques remportent des succès tactiques lorsqu’elles parviennent à militariser « symétriquement » le conflit (cf. certaines phases des guerres d’Irak et d’Afghanistan) ou à le « policer » (cf. la majeure partie de l’action antiterroriste), mais échouent jusqu’ici stratégiquement (justifiant le sous-titre de l’ouvrage, « La défaite du vainqueur »). Le renseignement en profondeur et l’analyse systémique détaillée – incluant une intimité avec les aspects culturels mis en jeu, réellement ou prétendument – restent les parents pauvres du modus operandi. Le temps long n’est pas ou peu exploité, et bénéficie donc majoritairement à l’adversaire asymétrique.

Le terrorisme est trop souvent considéré comme un phénomène monolithique. L’éradication du terrorisme (si toutefois elle est possible) ne peut passer qu’à travers une analyse holistique de ses mécanismes. L’ancrage du mouvement terroriste dans l’espace humain est bien évidemment déterminant, mais dans la recherche des solutions, la nature même de cet ancrage et ses motivations sont essentielles. Ces motivations peuvent être émotionnelles ou rationnelles et influencent à la fois les moyens d’action. En matière de contre-terrorisme, elles déterminent les leviers d’action possibles pour aboutir à une solution.

Ouvrage solide et pensé, dont les quelques limites n’obèrent guère la lucidité d’ensemble, « La guerre asymétrique » n’a hélas – peut-on dire – pas beaucoup vieilli, sur le fond, en treize ans, même s’il ne traite évidemment pas de l’évolution d’al-Qaeda depuis 2003 et du développement de Daesh et de Boko Haram, fort notamment.

La guerre asymétrique – ou la défaite du vainqueur de Jacques Baud (Editions du Rocher)